Cher Jean,
Voilà
maintenant presque quarante ans que je t’ai connu, c’était à La Borde dans ton
bureau, on était venus à plusieurs d’Angers avec Colmin, Henry, Daniel Denis,
Marie Françoise Le Roux. Il y avait Félix qui était là aussi ; on a décidé
ensemble de réunir un groupe de psychiatres du grand Ouest qui allait devenir
le groupe de Brignac. Lors d’une des premières réunions, tu avais lu mon
mémoire de psychiatrie sur « Psychothérapie institutionnelle et
psychiatrie de secteur » et tu m’as rapidement dit que je devais
approfondir ce concept de « relais dans la cité ».
Je
n’en revenais pas que le grand Jean Oury puisse s’intéresser à un interne
passablement idéaliste.
Mais j’ai rapidement mesuré que ce personnage ne rentrait pas dans les normes habituelles. Et puis il y a eu le congrès des Croix Marine de Bourges, premier pour moi d’une longue série, où nous avons déjeuné avec toi et Nadia… et nos liens se sont développés.
Mais j’ai rapidement mesuré que ce personnage ne rentrait pas dans les normes habituelles. Et puis il y a eu le congrès des Croix Marine de Bourges, premier pour moi d’une longue série, où nous avons déjeuné avec toi et Nadia… et nos liens se sont développés.
Tu me disais souvent lors de nos
rencontres de lire tel ou tel ouvrage, de penser à telle ou telle chose qui
m’avait échappée, et je découvrais au fur et à mesure que ces quelques paroles
lyophilisées se déployaient dans les semaines suivantes dans mes rencontres
avec les patients. Et puis un jour, tu m’as conseillé d’aller voir Tosquelles à
la Candélie ; c’était en 1978, et j’ai raconté dans divers articles cette
rencontre surréaliste avec ton ami, à la fois si différent mais si proche. C’est
là qu’il m’a dit ce fameux : « Mon
service est oune merde, j’aurais dû te dire dé né pas vénir ». Mais
j’ai passé à ses côtés une épreuve initiatique pour laquelle tu m’avais préparé
en insistant toujours sur l’importance de la relation humaine avant la relation
professionnelle. Je suis ensuite venu à la Borde pour des stages, dont un qui
avait eu lieu juste avant l’élection de Mitterrand en 1981. Tu n’as jamais été
naïf, tu ne croyais pas trop au grand soir, tandis que moi j’ai été tellement
déçu des résultats à long terme de cette élection. À chacun ses maladies
infantiles !
Ton enseignement a depuis lors toujours eu
sur moi une profonde influence, au point que la psychiatrie que j’ai tenté
d’exercer, je te la dois en grande partie. D’ailleurs quand je suis devenu
prof, tu t’es suffisamment moqué de moi pour que je ne puisse plus me prendre
trop au sérieux !
Juste après la mort de Lacan, tu as décidé
de faire ton séminaire à Sainte-Anne dès 1981, une nécessité de parler après
lui, pour que sa parole ne s’éteigne pas sous l’influence des
« récitants », disais-tu, et c’est
là que tu m’as fait connaître Jean Ayme, Horace Torrubia, Hélène
Chaigneau, Claude Poncin, Jacques Schotte, Michel Balat et tant d’autres que tu
accueillais à cette occasion. Tu as tenu
le rythme des séminaires mensuels jusqu’au mois de mars dernier, 33 années
de séminaires, à raison de dix séminaires par an, soit 330 séminaires dont il
faudra publier les retranscriptions, c’est impératif. Certes, quelques-unes sont
déjà parues, Le Collectif, La Décision, L’Aliénation,
mais tant reste à faire, la collection que nous avons dirigée tous les deux, la
Boîte à outils, y parviendra avec l’aide
de tous les membres de la Fédération inter associations culturelles qui tient
sa journée annuelle demain, à laquelle tu ne viendras pas, depuis la première
que tu m’avais aidé à organiser au Mans en 1985 sur « Le lit, la table et les couloirs : psychopathologie
institutionnelle de la vie quotidienne ».
Après quasiment trente années
d’accompagnement à ton séminaire de Sainte-Anne qui m’a véritablement formé sur
le plan intellectuel et dans ma praxis, je n’y participais plus depuis quelques
années, parce qu’à Lille, ça a été trop dur avec toutes ces histoires de
packing, d’autisme, de psychothérapie institutionnelle qui n’étaient pas du
goût de l’HAS, bande de crétins, ajoutais-tu, pour te démarquer de tous ces procédés
néo-staliniens, et ainsi m’aider à m’en dégager pour sauver ma peau.
Quand je repense à tout ce chemin parcouru
à tes côtés, y compris tes sollicitations, dont une par Yannick lors d’un
congrès à Reus, pour que je vienne travailler avec toi à la Borde, ton soutien
sans failles malgré mes refus de le faire, ta clairvoyance dans les nuits
sombres, et l’ensemble de ce que tu nous a généreusement donné, je suis envahi
par une tristesse infinie de ne plus pouvoir te trouver à chaque fois que de
besoin au bout du fil, prévoyant une rencontre prochaine avec quelques amis
proches. Mais dans le même mouvement, je me réconforte en pensant à ce qu’il
faut bien appeler désormais ton « œuvre », sur laquelle je vais
maintenant me pencher pour en rendre l’accès possible à tous les « psychistes »
qui en ont, et surtout, en auront tellement besoin dans les temps qui viennent.
Je le vois comme un impératif éthique.
Car la psychiatrie que tu as enseignée à
tous ceux qui t’ont côtoyé, est une psychiatrie à visage humain, La Borde et
tous les établissements qui s’en sont inspirés peu ou prou, les équipes de tous
les continents qui sont venues s’y former, ne sont que les mises en pratique
d’une philosophie du soin que tu as mûrement réfléchie, certes avec d’autres,
mais pour la plupart d’entre nous sous ton égide. Et ce joyau de La Borde doit
continuer à vivre et à diffuser ta pensée et la vivance de ses pratiques psycho-thérapiques,
grâce aux forces conjuguées des médecins et des moniteurs que tu as formés et
qui sont prêts à relever le défi. Quoiqu’il arrive, je compte sur eux pour
pérenniser cette création à nulle autre pareille et je les aiderai de toutes
mes forces à le faire.
Enfin, s’il est un fait avéré pour tous
ceux qui t’ont connu, c’est bien ce double talent de savoir être aussi proche
de tes amis, avec une douceur proverbiale, illustrant à merveille ma définition
de la fonction phorique, qu’acéré
dans tes jugements et tes positions. J’ai souvent pensé à l’aigle royal qui
tourne là haut, sereinement, observant ce qui se passe sur notre basse terre,
et qui, une fois passé le temps nécessaire pour comprendre, fond sur sa proie
en quelques instants et touche juste « ce
qui suffit » comme le disait notre amie commune Hélène Chaigneau, pour
dénouer la crise, autrement dit, interpréter la situation locale à la lumière
de la situation générale. Ton sens de l’équilibre éthique, practique et politique te permettait de porter un
jugement éclairé sur tout genre de situations et de penser sagement les
solutions envisageables. Mais quand la décision était prise, alors pas
d’hésitation dans l’application nécessaire, pas de petits arrangements entre
amis. Parfois, juste une saine colère, te permettant de remettre ton vecteur
paroxystique à zéro et de tenir bon sur des positions éthiques impeccables !
Cher Jean, nous tous ici réunis, ta
famille, tes amis et tous ceux qui ont compté pour toi, mais aussi sur toi,
nous sommes venus partager ce moment douloureux de te voir disparaître de nos
regards charnels, mais sache que tu restes avec nous, chacun de nous, comme un
idéal du moi qui continuera de nous porter dans nos actes et dans nos rêves.
Pierre
Delion, Cour Cheverny, le 22 mai 2014
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