lundi 26 janvier 2015

La Criée, Reims, ouverture du premier séminaire, Patrick Chemla


Le texte d'ouverture, en appui au premier séminaire 
de la CRIEE à Reims 
ayant été largement diffusé, 
Patrick Chemla nous communique :


SEMINAIRE DU 11 Janvier 2015
La CRIEE
Patrick Chemla


J’avais un programme de travail pour ce séminaire qui s’est trouvé bouleversé par l’événement qui nous atteint de plein fouet. Je voulais parler du Collectif de Jean Oury et j’essaierai d’en parler plus tard. Mais d’abord il s’agit de dire un mot sur l’attaque que nous venons de subir et qui n’est surement qu’un début. Bien sur les cibles étaient hautement symboliques pour leurs auteurs : Charlie qui profane l’image du prophète, les flics qui représentent l’État Français en guerre contre le prétendu État Islamique, les juifs enfin responsables parce que juifs, et sans doute considérés comme représentants d’Israël. Il s’agit bien d’une attaque contre les valeurs de la République, comme l’a rappelé Heitor de Macedo, et chacun ou presque l’a immédiatement compris. Les assassins voulaient provoquer l’État et la société française, mais les réactions qui se produisent, et dont on espère qu’elles ne seront pas que momentanées, témoignent d’un sursaut citoyen qui me surprend et me ravit.


Qui fait horreur aussi à une certaine ultragauche dont une partie aurait nettement préféré que ce soit un complot de l’État et des fachos contre les musulmans pour amplifier les lois antiterroristes. Ceux-là même qui avaient initié une pétition contre Charlie au moment où ce journal avait été menacé pour avoir publié les fameuses caricatures de Mahomet. Or voilà que des foules se rassemblent par millions et manifestent avec dignité pour les valeurs de la république : « liberté/égalité/fraternité » et que le frère du policier français d’origine algérienne se réclame avec une force incroyable de ces valeurs de la République.
Aucun slogan réclamant plus de répression, aucun slogan raciste, mais uniquement l’identification collective à la liberté qu’on veut assassiner. Ces assassinats semblent avoir provoqué une réaction exactement contraire à celle attendue par les terroristes. En tout cas au niveau de la société, les exemples se sont multipliés par milliers ces derniers jours d’initiatives personnelles, locales, familiales, non concertées entre elles. Certains faisant des panneaux, d’autres des chansons, la plupart participant de « l’être en commun » qui se produisait non pas sous nos yeux, mais dont nous sommes partie prenante et non pas spectateurs. L’inquiétude de l’islamophobie agitée de partout n’aura pas réussi à paralyser les musulmans qui se sont insurgés en tant que musulmans pour certains, pour d’autres en tant que citoyens français ; pour d’autres enfin arrivant très bien à soutenir cette pluralité d’identifications stratifiées et non contradictoires.
Il aura fallu ces attentats enfin pour que l’antisémitisme explicite pourtant depuis cet été soit enfin reconnu et non pas taxé d’invention des juifs ou des « média aux mains des juifs » comme on peut le lire en boucle sur internet.
Enfin pas par tout le monde bien sur car dans le Watan on peut lire à côté d’un édito remarquable, un article affirmant que les panneaux « je suis juif » témoignaient de l’infiltration sioniste de cette manif.
Je voudrais vous rappeler aussi la pétition infâme issue de la gauche de la gauche et publiée dans Médiapart le 5 novembre 2011 :
« Parce que la liberté d’expression est pour nous un principe précieux, nous refusons catégoriquement l’instrumentalisation bouffonne et intéressée qui en est actuellement faite par le couple Guéant-Charb, par la classe politique et par les grands médias.
Nous affirmons :
- qu’un cocktail Molotov lancé la nuit dans des locaux vides et n’occasionnant que des dégâts matériels ne mérite pas une mobilisation médiatique et politique supérieure à celle, pour le moins discrète, qu’occasionne l’incendie ou la mise à sac d’une mosquée ou d’un cimetière musulman.
- que la disproportion entre les unes alarmistes sur l’incendie de Charlie Hebdo et les brèves de dix lignes sur les saccages de lieux de culte musulmans entretient une vision du monde raciste : si un saccage est plus grave qu’un autre, c’est que les biens des uns sont plus précieux que les biens des autres, et c’est en définitive que les uns valent plus que les autres.
- que le climat d’état d’urgence et d’union sacrée qui s’instaure aujourd’hui autour de Charlie Hebdo est d’autant plus odieux qu’il tombe au même moment qu’un silence et une indifférence quasi générale face à un autre incendie, lui aussi parisien, lui aussi d’origine criminelle, à ceci près qu’il visait un bâtiment occupé par des Roms et qu’il a entraîné une mort d’homme : Ion Salagean.
- que Charlie Hebdo, en acceptant la visite intéressée de Claude Guéant, qui incrimine avec empressement des "extrémistes musulmans", en l’absence du moindre élément de preuve, participe, comme il l’a déjà fait dans le passé en publiant des articles ou des dessins antimusulmans, à la confusion générale, à la sarkozisation et à la lepénisation des esprits.
- qu’il n’y a pas lieu de s’apitoyer sur les journalistes de Charlie Hebdo, que les dégâts matériels seront pris en charge par leur assurance, que le buzz médiatique et l’islamophobie ambiante assureront certainement à l’hebdomadaire, au moins ponctuellement, des ventes décuplées, comme cela s’était produit à l’occasion de la première "affaire des caricatures" - bref : que ce fameux cocktail Molotov risque plutôt de relancer pour un tour un hebdomadaire qui, ces derniers mois, s’enlisait en silence dans la mévente et les difficultés financières.
- que, contrairement à ce qui se dit et se répète jusqu’à la nausée à la faveur de ce nouveau buzz antimusulman, la liberté de critiquer l’islam est tout sauf menacée, et que toute personne dotée d’un minimum de bon sens peut même constater, en inspectant semaine après semaine la devanture de son kiosque ou les programmes de télévision, que concernant l’islam, non seulement la critique mais aussi la caricature et l’injure prospèrent en toute tranquillité et en toute bonhomie depuis au moins une décennie.
- qu’en revanche, il est une liberté d’expression qui est bel et bien menacée, et même plus d’une : celle pour commencer des femmes qui voudraient s’habiller comme bon leur semble, sans qu’un État national-laïque leur impose par la loi un dress-code de bonne musulmane cheveux aux vents ; celle de ces mêmes femmes lorsqu’elles voudraient faire entendre leur ras-le-bol des regards, injures et discriminations qu’elles subissent quotidiennement au motif qu’elles portent un foulard ; celle des sans-papiers qui aimeraient avoir la parole et informer le public sur la réalité de leurs conditions de vie ; celle des SDF, des chômeurs, des précaires, qui sont les perpétuels recalés de l’espace public officiel - cet espace de "libre expression" qu’il s’agirait aujourd’hui de défendre, main dans la main avec Charb, Luz, Riss et leurs supporteurs Claude Guéant, Ivan Rioufol et Marine Le Pen.

- que les leçons de tolérance adressées par l’élite blanche aux musulmans, présumés coupables de l’incendie, sont pour le moins malvenues puisque, contrairement à ce qui se dit et se répète, le délit de blasphème existe en France : depuis les lois Sarkozy de 2003, de très lourdes amendes et peines de prison sont prévues contre toute "offense au drapeau ou à l’hymne national".
- que la liberté d’expression consiste à donner la parole aussi à la masse de celles et ceux, musulmans ou pas, qui n’éprouvent absolument aucune sympathie pour Charlie Hebdo, y compris "dans ce moment difficile", à toutes celles et ceux qui n’ont, depuis des années, aucun espace dans les grands médias pour dire leur écœurement face à la nouvelle marque de fabrique de cet hebdomadaire : un anticléricalisme primaire doublé d’une obsession islamophobe.
- que, pour commencer, la liberté d’expression consisterait, pour que les amis de Charlie Hebdo retrouvent une once d’honneur, à donner abondamment la parole aux proches de Ion Salagean, à ses amis résidents du 163 rue des Pyrénées, et plus largement aux Roms qui subissent depuis de nombreux mois, et depuis bien plus longtemps en fait, le plus brutal et le plus assumé des racismes d’État. »
Dimanche soir un ami m’a fait suivre un nouvel article infâme de Médiapart, exacerbant cette confusion et cette inversion des valeurs, exactement dans la même veine « les morts que nous ne pleurerons pas », mais il y en aura d’autres dans cette direction de pensée comptabilisant de façon obscène les morts « de notre côté » et ceux tués par l’Occident dans les pays du Sud. Et une collègue Nora Markman vient de me faire parvenir une déclaration de la ministre de la Culture du gouvernement d’Evo Morales en Amérique du Sud se solidarisant avec les terroristes, puis se ravisant probablement sous l’effet de ses conseillers. Comme si les journalistes de Charlie et les clients juifs d’une supérette étaient des fantassins de l’occident en lutte contre les pauvres Musulmans persécutés partout dans le Monde, ceux qu’il faudrait protéger même du second degré dans l’humour. Ce qui constitue une insulte coloniale à leur intelligence. Ca me rappelle l’époque où les Mao nous expliquaient doctement que les libertés démocratiques dites bourgeoises n’avaient aucun sens pour les masses chinoises en train d’accomplir leur révolution culturelle !
Depuis on connait les massacres orchestrés par le pouvoir maoïste dans cette pseudo-révolution, et le désir de liberté des chinois, qui s’accompagne aujourd’hui d’un désir de psychanalyse comme des stagiaires chinoises sont venues en témoigner ici l’été dernier.  
On sait aussi les massacres commis par les mêmes fanatiques islamistes en Algérie : 200 000 morts pendant la décennie noire, en commençant par une centaine d’artistes et d’intellectuels. Déjà à l’époque il était de bon ton dans une partie de la gauche française de considérer qu’il fallait laisser le processus aller jusqu’à son terme, ne pas réprimer les islamistes qui ne faisaient qu’exprimer l’oppression du peuple algérien etc…
À chaque fois l’impasse répétitive d’une partie de la gauche de la gauche qui préfère le déni de réalité plutôt que de reconnaitre la complexité de la situation, et un point de vue surplombant pseudo-marxiste pour prétendument éviter les raisonnements trop émotionnels. Et de produire une conceptualité simpliste : « les damnés de la terre » auraient toujours raison, y compris quand ils commettent des crimes au nom d’Allah, qu’ils revendiquent la charia et l’oppression des femmes, voire leur viol et leur mise en esclavage comme le fait Daech en ce moment.
Il faut lire la tribune de MJ Mondzain dans Mediapart qui appelle à une révolution politique, pour la laïcité et contre la charia dès maintenant, quand elle insiste sur cet enjeu de la visibilité pour une culture qui pourtant prescrit l’irreprésentable. Or là, les assassins s’adressent à la télé la plus visible BFM TV, qui s’y complait et passe leurs portraits en boucle, les transformant en icones prises dans le cycle de l’héroïsation, martyrs, héros du mal comme Mesrine. Et Mondzain se fait agonir par une partie des lecteurs qui ne supportent pas cette revendication contre la charia. Au moment même où des femmes courageuses prennent publiquement position à Tunis comme Faika Medjahed nous en a fait part (avec Wassila Tamzali et Raja Benslama). 
Pour citer un tweet de Christian Salmon, le dialogue de BFMTV avec les terroristes exemplifie la phrase de H. Arendt: « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal. »
On retrouve chez eux le culte des armes et du machisme, et surtout une volonté farouche de détruire le lien social au nom de Dieu. Ces forces de déliaison, ce « Viva la Muerte » produisent en premier lieu une pulvérisation des sociétés musulmanes, réduites à une barbarie insupportable, et fascinante pour tous ceux qui sont prêts à sacrifier au Dieu obscur pour reprendre l’hypothèse de Lacan. A la fin du séminaire sur les 4 concepts, parlant de ce sacrifice au dieu obscur, Lacan énonce que « Nul ne peut y résister sauf à être animé d’une foi difficile à soutenir, celle que Spinoza a formulée avec l’Amor intellectualis Dei ». Comment miser sur cette foi dans l’amour qui pour Spinoza est cœur de la Nature ? Pourquoi est-ce si difficile de miser sur cet amour ? Lacan reste énigmatique : la question persiste.
Les désastres qui se sont produits tout au long du 20 ° siècle et qui se poursuivent aujourd’hui laisseraient penser que cette assertion élitiste de Lacan serait décidément imparable. Mais remarquons qu’elle nous laisserait bien dépourvus pour penser, élaborer ce qui n’est pas de l’ordre de la fascination pour le dieu obscur. Plus loin, Lacan indique que l’amour doit renoncer à son objet : nous sommes là aux antipodes de Spinoza. Lacan termine en précisant que l’assujettissement au signifiant est l’opérateur produisant ce renoncement. Ce qui représente une réduction considérable par rapport à Spinoza, mais aussi et surtout par rapport à la clinique.
Je crois que nous retrouvons là ce renoncement qui n’est pas sans rapport avec le renoncement à l’émotion que j’évoquais précédemment, se présentant de façon fallacieuse comme une conquête de l’esprit. Il n’y a pas que le vide de la pensée dont parle Hanna Arendt, mais aussi cette a/pathie quelque peu sadienne, ce déni ou ce refus des émotions, ce cynisme, cette « banalité du mal » qu’elle a de façon provocatrice avancé dans : Eichmann à Jérusalem.
« Vivre une vie authentiquement humaine signifie dès lors avoir le courage d’accepter sa fragilité et ses failles. Et faire place à l’amour, qui seul nous révèle à nous-mêmes et aux autres » (dans un article de Michela Marzano).
Mais certains ont protesté contre cette complicité avec le crime, refusant d’en faire l’apologie, voire même d’en être complice, comme l’affirmait l’épouse d’un otage juif planqué dans la chambre froide de la supérette et accusant cette chaine de télé d’avoir révélé la planque, mettant ainsi son mari et son bébé en danger de mort. Et planqués, faut-il le dire, par un jeune employé malien musulman, dont je viens d’apprendre qu’il s’agissait d’un ancien gamin sans papiers ayant pu rester en France pour y faire ses études au lycée Guimard de paris grâce à RESF.  Une pétition a d’ailleurs été lancée pour qu’il obtienne ses papiers et la légion d’honneur, et révèle que les flics l’ont interrogé pendant 2h parce qu’il était noir donc suspect. Il me parait donc de la plus haute importance de souligner ces forces d’une résistance, politique mais aussi émotionnelle, qui font bouger RESF, qui nous font planquer des malades dans nos services ou monter des dossiers « d’étranger malade ». De même qu’à ST ALBAN on planquait des juifs et des résistants qui faisaient les fous. Pourquoi ceux qui font cela et qui étaient jusqu’à présent minoritaires mènent-ils ces actions ?  Sans doute autant de raisons conscientes que de personnes, mais ces actions collectives se produisent et ont des effets incalculables. L’État va sans doute donner une médaille à jeune homme, sans pour autant changer sa politique d’immigration, mais je ne me focalise pas pour le moment, ni sur l’État qui nous sera toujours étranger et hostile, ni sur l’Établissement qui n’en est que le dérivé. On sait que le mouvement de PI dans sa réflexion articulant d’entrée de jeu marxisme et psychanalyse s’est toujours refusé à une logique du « grand soir » qui aurait été la solution aux enjeux de la Folie. Bien au contraire il s’est agi de travailler chaque situation locale sans attendre une révolution politique, ou une « bonne loi », ou même une solution. Sans refuser non plus le travail avec l’appareil d’État, les hauts fonctionnaires, qui a permis l’éclosion des circulaires sur le secteur en 1960. Cette micro-politique est essentielle pour aborder cette notion du Collectif : elle ne récuse pas la question du Politique et de la politique, mais elle insiste sur l’espace de possibilisation qui est à la fois un espace de résistance mais aussi de création d’un lieu. Lieu au sens fort de ce terme, espace du dire et praticable, où chacun pourra jouer sa partie, lieu qui qui se trouve traversé par des flux désirants mais aussi par la pulsion de mort. Une fois de plus rappelons l’important travail de N. Zaltzman sur la pulsion anarchiste et les renversements de polarité dans la guerre civile espagnole du slogan « Viva la Muerte » passant des anarchistes aux fascistes.
« La fabrique du pré » dont parle Oury dans Création et schizophrénie est tramée par cet entrelacement entre pulsions de vie et pulsion de mort, elle constitue l’humus, le fumier, la sous-jacence dont parlent Tosq et Oury sur lequel des fleurs peuvent pousser. Ces fleurs appelons-les rejetons du « désir inconscient inaccessible », transfert et contre-transfert, travail aussi de la Gestaltung. Remarquez bien que Oury tout en parlant dans la langue de Lacan, est tenu de faire appel au registre de la phénoménologie et de l’articuler avec celui du signifiant. Il s’agit en effet de rester au plus près du phénomène et de son surgissement. Au passage ne pas confondre gestalt et Gestaltung : dans un cas il s’agit de la forme fixée, dans l’autre de la « forme formante », avec son rythme sensible, et une mise en tension permanente d’une « enforme du grand Autre ».
Vous voyez aussi qu’après 20 ans d’élaboration, partant des concepts sartriens de la Critique de la Raison dialectique, pour aboutir au séminaire de 84 sur le Collectif, Oury aura eu besoin de produire des concepts sophistiqués  pour rendre compte de la complexité. Car on ne peut pas se contenter de définir le Collectif par une suite de dénégations : ce n’est pas un groupe, ni une collectivité au sens de Sartre ou de Bonnafé : c’est « une machine abstraite ». Il faut aussi lui apporter des qualités qui ne se déduisent aucunement des dispositifs qui pourraient n’être que des instruments dans une logique technologique reproductible. Réunions, groupes, clubs thérapeutiques y compris peuvent devenir des fétiches standardisés comme n’importe quelle invention subversive. Et venir s’opposer à l’inventivité : ainsi le refus par les promoteurs de la PI pendant un temps, des clubs extrahospitaliers qui ne rentraient pas dans l’imaginaire politique et institutionnel de l’époque datée de l’après-guerre où ils auraient été impensables. D’où aussi la très grande difficulté pour la plus grande part de cette génération de penser Mai 68 et de dialoguer avec les révoltes antipsychiatriques, qui à vrai dire ne faisaient que les insulter.
Donc les concepts ouryens n’ont évidemment pas à être fétichisés, d’où son refus de définitions trop stables du soin, ou de fixer, structurer le mouvement de PI de peur de produire l’effet contraire. L’inquiétude aussi, une fois produite la catégorie des « ça va pas de soi », de vouloir les regrouper de façon stable ce qui risquerait d’augmenter les phénomènes paranoïdes. D’autant qu’il y a une très grande instabilité de cet état de « ça va pas de soi » en prise sur le transcendantal. Personne ne saurait prétendre à une permanence d’un tel état, car nous avons tous besoin peu ou prou de moments de retrait psychique et corporel.
Encore sur le Collectif : récemment j’étais à Lille à un colloque de sociologues sur « l’aller mieux ». J’y ai entendu un exposé excellent de Daniel Weiss sur l’abord psychanalytique du singulier qui s’opposerait au commun, entendu « comme/un ». Daniel Weiss nous renvoyait ainsi au Freud de Massen Psychologie qui traite des foules organisées : parti, armée, église (il y inclut avec humour le couple comme foule à deux) ; et dont il conclut qu’elles sont organisées par identification de tous les individus au moi idéal du meneur (du führer dans le texte). Précisons que Freud ne parle pas des foules fascistes qu’il avait pourtant sous le nez et à ses trousses, avant même sa fuite financée par Marie Bonaparte, ce que lui reprochait Elias Canetti qui trouvait cette théorie totalement insuffisante. Zaltzmann parle pour le fascisme de « foules désorganisées », masses en fusion dont le nazisme et le stalinisme ont  exalté la jouissance affolante.
Freud dans « Malaise dans la Culture » rajoute qu’une foule sans meneur est encore pire qu’une foule avec meneur : c’est l’identification à la masse informe qui serait proposée, ce qui lui fait évoquer avec mépris l’Amérique…
Mais le Collectif au sens d’Oury n’est pas la foule organisée ! On pourrait dire que la tendance spontanée d’un groupe, d’une collection d’individus peut aller vers la foule, l’anomie, le sériel du pratico-inerte. Le Collectif est une construction permanente qui suppose une analyse institutionnelle permanente mais aussi une perlaboration inconsciente. Il serait illusoire de croire qu’on peut aisément échapper aux effets grégaires alors qu’il s’agit d’une conquête permanente contre la tendance du moi à l’apaisement des tensions.
Alors qu’il s’agit de viser le Collectif en l’articulant en permanence aux vecteurs de singularité, de tenter des greffes d’ouvert, et d’éviter les isolats, les clivages et les effets de renfermement qui peuvent passer par l’idéalisation du groupe en tant que tel.
C’est là que je rejoindrai les enjeux exposés au début de ce propos : il semble bien qu’il y ait eu hier une manifestation populaire : réveil civique et pas encore politique. Encore faudrait-il qu’il y ait une proposition politique à la mesure de ce réveil. C’est ce dont j’ai eu envie de discuter avec Pierre Dardot : quid du « commun » au sens où il l’utilise ?
Nous n’en sommes certes pas encore là, et nous savons toute la confusion existante au niveau de la politique. Mais nous aurions à penser l’événement et les bifurcations inédites qu’il peut provoquer. La suite est à écrire et suppose notre mobilisation psychique et citoyenne.
Je voudrais pour conclure évoquer le propos d’un patient particulièrement aigu dans sa lucidité au lendemain de l’attentat contre Charlie. Il avait passé la nuit sur internet à relever la multitude de post se félicitant du massacre ; il savait déjà, par une discussion avec une prof, que les gosses de certains collèges rémois dans des quartiers  de forte immigration étaient pour une grande part acquis à la cause des assassins et hostiles à la discussion.
Surtout ce patient soulignait combien l’ambiance du centre de jour, la possibilité d’un dialogue permanent, au-delà donc de la relation transférentielle singulière, lui avait permis comme à la plupart de tenir à distance la possibilité du passage à l’acte.  Je crois que ce moment de conversation intranquille en dit long sur le transfert multiréférentiel, dissocié et stratifié dans un Collectif. Ce ne peut être qu’un discours d’après-coup bien sur qui mesure le chemin parcouru ; en aucun cas un discours prédictif qui indiquerait la bonne méthode.
En tout cas cela insiste sur la Kulturarbeit qu’effectue la psychanalyse, mais dont on mesure vraiment mal les effets sur la civilisation !
Reste la question : comment passer de la micropolitique du désir à la politique à un niveau beaucoup plus général, au Commun dont parlent Dardot et Laval ?
Je conclurai sur la question…
Patrick Chemla

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