Le texte d'ouverture, en appui au premier séminaire
de la CRIEE à Reims
ayant été largement diffusé,
Patrick Chemla nous communique :
SEMINAIRE DU 11
Janvier 2015
La CRIEE
Patrick Chemla
J’avais un programme de travail pour ce
séminaire qui s’est trouvé bouleversé par l’événement qui nous atteint de plein
fouet. Je voulais parler du Collectif
de Jean Oury et j’essaierai d’en parler plus tard. Mais d’abord il s’agit de
dire un mot sur l’attaque que nous venons de subir et qui n’est surement qu’un
début. Bien sur les cibles étaient hautement symboliques pour leurs
auteurs : Charlie qui profane l’image du prophète, les flics qui
représentent l’État Français en guerre contre le prétendu État Islamique, les
juifs enfin responsables parce que juifs, et sans doute considérés comme
représentants d’Israël. Il s’agit bien d’une attaque contre les valeurs de la
République, comme l’a rappelé Heitor de Macedo, et chacun ou presque l’a
immédiatement compris. Les assassins voulaient provoquer l’État et la société
française, mais les réactions qui se produisent, et dont on espère qu’elles ne
seront pas que momentanées, témoignent d’un sursaut citoyen qui me surprend et
me ravit.
Qui fait horreur aussi à une certaine ultragauche
dont une partie aurait nettement préféré que ce soit un complot de l’État et
des fachos contre les musulmans pour amplifier les lois antiterroristes.
Ceux-là même qui avaient initié une pétition contre Charlie au moment où ce
journal avait été menacé pour avoir publié les fameuses caricatures de Mahomet.
Or voilà que des foules se rassemblent par millions et manifestent avec dignité
pour les valeurs de la république : « liberté/égalité/fraternité »
et que le frère du policier français d’origine algérienne se réclame avec une
force incroyable de ces valeurs de la République.
Aucun slogan réclamant plus de
répression, aucun slogan raciste, mais uniquement l’identification collective à
la liberté qu’on veut assassiner. Ces assassinats semblent avoir provoqué une
réaction exactement contraire à celle attendue par les terroristes. En tout cas
au niveau de la société, les exemples se sont multipliés par milliers ces
derniers jours d’initiatives personnelles, locales, familiales, non concertées
entre elles. Certains faisant des panneaux, d’autres des chansons, la plupart
participant de « l’être en commun » qui se produisait non pas sous
nos yeux, mais dont nous sommes partie prenante et non pas spectateurs. L’inquiétude
de l’islamophobie agitée de partout n’aura pas réussi à paralyser les musulmans
qui se sont insurgés en tant que musulmans pour certains, pour d’autres en tant
que citoyens français ; pour d’autres enfin arrivant très bien à soutenir
cette pluralité d’identifications stratifiées et non contradictoires.
Il aura fallu ces attentats enfin pour
que l’antisémitisme explicite pourtant depuis cet été soit enfin reconnu et non
pas taxé d’invention des juifs ou des « média aux mains des juifs » comme
on peut le lire en boucle sur internet.
Enfin pas par tout le monde bien sur car
dans le Watan on peut lire à côté d’un édito remarquable, un article affirmant
que les panneaux « je suis juif » témoignaient de l’infiltration
sioniste de cette manif.
Je voudrais vous rappeler aussi la
pétition infâme issue de la gauche de la gauche et publiée dans Médiapart le 5 novembre 2011 :
« Parce
que la liberté d’expression est pour nous un principe précieux, nous refusons
catégoriquement l’instrumentalisation bouffonne et intéressée qui en est
actuellement faite par le couple Guéant-Charb, par la classe politique et par
les grands médias.
Nous
affirmons :
-
qu’un cocktail Molotov lancé la nuit dans des locaux vides et n’occasionnant
que des dégâts matériels ne mérite pas une mobilisation médiatique et politique
supérieure à celle, pour le moins discrète, qu’occasionne l’incendie ou la mise
à sac d’une mosquée ou d’un cimetière musulman.
-
que la disproportion entre les unes alarmistes sur l’incendie de Charlie Hebdo
et les brèves de dix lignes sur les saccages de lieux de culte musulmans
entretient une vision du monde raciste : si un saccage est plus grave qu’un
autre, c’est que les biens des uns sont plus précieux que les biens des autres,
et c’est en définitive que les uns valent plus que les autres.
-
que le climat d’état d’urgence et d’union sacrée qui s’instaure aujourd’hui
autour de Charlie Hebdo est d’autant plus odieux qu’il tombe au même moment
qu’un silence et une indifférence quasi générale face à un autre incendie, lui
aussi parisien, lui aussi d’origine criminelle, à ceci près qu’il visait un
bâtiment occupé par des Roms et qu’il a entraîné une mort d’homme : Ion
Salagean.
-
que Charlie Hebdo, en acceptant la visite intéressée de Claude Guéant, qui
incrimine avec empressement des "extrémistes musulmans", en l’absence
du moindre élément de preuve, participe, comme il l’a déjà fait dans le passé
en publiant des articles ou des dessins antimusulmans, à la confusion générale,
à la sarkozisation et à la lepénisation des esprits.
-
qu’il n’y a pas lieu de s’apitoyer sur les journalistes de Charlie Hebdo, que
les dégâts matériels seront pris en charge par leur assurance, que le buzz
médiatique et l’islamophobie ambiante assureront certainement à l’hebdomadaire,
au moins ponctuellement, des ventes décuplées, comme cela s’était produit à
l’occasion de la première "affaire des caricatures" - bref : que ce
fameux cocktail Molotov risque plutôt de relancer pour un tour un hebdomadaire
qui, ces derniers mois, s’enlisait en silence dans la mévente et les
difficultés financières.
-
que, contrairement à ce qui se dit et se répète jusqu’à la nausée à la faveur
de ce nouveau buzz antimusulman, la liberté de critiquer l’islam est tout sauf
menacée, et que toute personne dotée d’un minimum de bon sens peut même
constater, en inspectant semaine après semaine la devanture de son kiosque ou
les programmes de télévision, que concernant l’islam, non seulement la critique
mais aussi la caricature et l’injure prospèrent en toute tranquillité et en
toute bonhomie depuis au moins une décennie.
-
qu’en revanche, il est une liberté d’expression qui est bel et bien menacée, et
même plus d’une : celle pour commencer des femmes qui voudraient s’habiller
comme bon leur semble, sans qu’un État national-laïque leur impose par la loi
un dress-code de bonne musulmane cheveux aux vents ; celle de ces mêmes femmes
lorsqu’elles voudraient faire entendre leur ras-le-bol des regards, injures et
discriminations qu’elles subissent quotidiennement au motif qu’elles portent un
foulard ; celle des sans-papiers qui aimeraient avoir la parole et informer le
public sur la réalité de leurs conditions de vie ; celle des SDF, des chômeurs,
des précaires, qui sont les perpétuels recalés de l’espace public officiel -
cet espace de "libre expression" qu’il s’agirait aujourd’hui de
défendre, main dans la main avec Charb, Luz, Riss et leurs supporteurs Claude
Guéant, Ivan Rioufol et Marine Le Pen.
-
que les leçons de tolérance adressées par l’élite blanche aux musulmans,
présumés coupables de l’incendie, sont pour le moins malvenues puisque,
contrairement à ce qui se dit et se répète, le délit de blasphème existe en
France : depuis les lois Sarkozy de 2003, de très lourdes amendes et peines de
prison sont prévues contre toute "offense au drapeau ou à l’hymne
national".
-
que la liberté d’expression consiste à donner la parole aussi à la masse de
celles et ceux, musulmans ou pas, qui n’éprouvent absolument aucune sympathie
pour Charlie Hebdo, y compris "dans ce moment difficile", à toutes
celles et ceux qui n’ont, depuis des années, aucun espace dans les grands
médias pour dire leur écœurement face à la nouvelle marque de fabrique de cet
hebdomadaire : un anticléricalisme primaire doublé d’une obsession islamophobe.
-
que, pour commencer, la liberté d’expression consisterait, pour que les amis de
Charlie Hebdo retrouvent une once d’honneur, à donner abondamment la parole aux
proches de Ion Salagean, à ses amis résidents du 163 rue des Pyrénées, et plus
largement aux Roms qui subissent depuis de nombreux mois, et depuis bien plus
longtemps en fait, le plus brutal et le plus assumé des racismes d’État. »
Dimanche soir un ami m’a fait suivre un nouvel
article infâme de Médiapart,
exacerbant cette confusion et cette inversion des valeurs, exactement dans la même
veine « les morts que nous ne pleurerons pas », mais il y en aura
d’autres dans cette direction de pensée comptabilisant de façon obscène les
morts « de notre côté » et ceux tués par l’Occident dans les pays du
Sud. Et une collègue Nora Markman vient de me faire parvenir une déclaration de
la ministre de la Culture du gouvernement d’Evo Morales en Amérique du Sud se
solidarisant avec les terroristes, puis se ravisant probablement sous l’effet
de ses conseillers. Comme si les journalistes de Charlie et les clients juifs
d’une supérette étaient des fantassins de l’occident en lutte contre les
pauvres Musulmans persécutés partout dans le Monde, ceux qu’il faudrait
protéger même du second degré dans l’humour. Ce qui constitue une insulte
coloniale à leur intelligence. Ca me rappelle l’époque où les Mao nous
expliquaient doctement que les libertés démocratiques dites bourgeoises
n’avaient aucun sens pour les masses chinoises en train d’accomplir leur révolution
culturelle !
Depuis on connait les massacres
orchestrés par le pouvoir maoïste dans cette pseudo-révolution, et le désir de
liberté des chinois, qui s’accompagne aujourd’hui d’un désir de psychanalyse comme
des stagiaires chinoises sont venues en témoigner ici l’été dernier.
On sait aussi les massacres commis par
les mêmes fanatiques islamistes en Algérie : 200 000 morts pendant la
décennie noire, en commençant par une centaine d’artistes et d’intellectuels.
Déjà à l’époque il était de bon ton dans une partie de la gauche française de considérer
qu’il fallait laisser le processus aller jusqu’à son terme, ne pas réprimer les
islamistes qui ne faisaient qu’exprimer l’oppression du peuple algérien etc…
À chaque fois l’impasse répétitive d’une
partie de la gauche de la gauche qui préfère le déni de réalité plutôt que de
reconnaitre la complexité de la situation, et un point de vue surplombant
pseudo-marxiste pour prétendument éviter les raisonnements trop émotionnels. Et
de produire une conceptualité simpliste : « les damnés de la terre » auraient toujours raison, y
compris quand ils commettent des crimes au nom d’Allah, qu’ils revendiquent la
charia et l’oppression des femmes, voire leur viol et leur mise en esclavage
comme le fait Daech en ce moment.
Il faut lire la tribune de MJ Mondzain
dans Mediapart qui appelle à une
révolution politique, pour la laïcité et contre la charia dès maintenant, quand
elle insiste sur cet enjeu de la visibilité pour une culture qui pourtant prescrit
l’irreprésentable. Or là, les assassins s’adressent à la télé la plus visible
BFM TV, qui s’y complait et passe leurs portraits en boucle, les transformant
en icones prises dans le cycle de l’héroïsation, martyrs, héros du mal comme
Mesrine. Et Mondzain se fait agonir par une partie des lecteurs qui ne
supportent pas cette revendication contre la charia. Au moment même où des
femmes courageuses prennent publiquement position à Tunis comme Faika Medjahed
nous en a fait part (avec Wassila Tamzali et Raja Benslama).
Pour citer un tweet de Christian Salmon,
le dialogue de BFMTV avec les terroristes exemplifie la phrase de H. Arendt: «
C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal. »
On retrouve chez eux le culte des armes
et du machisme, et surtout une volonté farouche de détruire le lien social au
nom de Dieu. Ces forces de déliaison, ce « Viva la Muerte » produisent en premier lieu une pulvérisation
des sociétés musulmanes, réduites à une barbarie insupportable, et fascinante
pour tous ceux qui sont prêts à sacrifier au Dieu obscur pour reprendre
l’hypothèse de Lacan. A la fin du séminaire sur les 4 concepts, parlant de ce
sacrifice au dieu obscur, Lacan énonce que «
Nul ne peut y résister sauf à être animé d’une foi difficile à soutenir, celle
que Spinoza a formulée avec l’Amor intellectualis Dei ». Comment
miser sur cette foi dans l’amour qui pour Spinoza est cœur de la Nature ?
Pourquoi est-ce si difficile de miser sur cet amour ? Lacan reste
énigmatique : la question persiste.
Les désastres qui se sont produits tout
au long du 20 ° siècle et qui se poursuivent aujourd’hui laisseraient penser
que cette assertion élitiste de Lacan serait décidément imparable. Mais
remarquons qu’elle nous laisserait bien dépourvus pour penser, élaborer ce qui
n’est pas de l’ordre de la fascination pour le dieu obscur. Plus loin, Lacan
indique que l’amour doit renoncer à son objet : nous sommes là aux antipodes de
Spinoza. Lacan termine en précisant que l’assujettissement au signifiant est
l’opérateur produisant ce renoncement. Ce qui représente une réduction considérable par rapport à
Spinoza, mais aussi et surtout par rapport à la clinique.
Je crois que nous retrouvons là ce
renoncement qui n’est pas sans rapport avec le renoncement à l’émotion que
j’évoquais précédemment, se présentant de façon fallacieuse comme une conquête
de l’esprit. Il n’y a pas que le vide de la pensée dont parle Hanna Arendt,
mais aussi cette a/pathie quelque peu sadienne, ce déni ou ce refus des
émotions, ce cynisme, cette « banalité du mal » qu’elle a de façon provocatrice
avancé dans : Eichmann à
Jérusalem.
« Vivre
une vie authentiquement humaine signifie dès lors avoir le courage d’accepter
sa fragilité et ses failles. Et faire place à l’amour, qui seul nous révèle à
nous-mêmes et aux autres » (dans un article de Michela Marzano).
Mais certains ont protesté contre cette
complicité avec le crime, refusant d’en faire l’apologie, voire même d’en être
complice, comme l’affirmait l’épouse d’un otage juif planqué dans la chambre
froide de la supérette et accusant cette chaine de télé d’avoir révélé la
planque, mettant ainsi son mari et son bébé en danger de mort. Et planqués,
faut-il le dire, par un jeune employé malien musulman, dont je viens
d’apprendre qu’il s’agissait d’un ancien gamin sans papiers ayant pu rester en
France pour y faire ses études au lycée Guimard de paris grâce à RESF. Une pétition a d’ailleurs été lancée pour
qu’il obtienne ses papiers et la légion d’honneur, et révèle que les flics
l’ont interrogé pendant 2h parce qu’il était noir donc suspect. Il me parait
donc de la plus haute importance de souligner ces forces d’une résistance,
politique mais aussi émotionnelle, qui font bouger RESF, qui nous font planquer
des malades dans nos services ou monter des dossiers « d’étranger malade ».
De même qu’à ST ALBAN on planquait des juifs et des résistants qui faisaient
les fous. Pourquoi ceux qui font cela et qui étaient jusqu’à présent minoritaires
mènent-ils ces actions ? Sans doute
autant de raisons conscientes que de personnes, mais ces actions collectives se
produisent et ont des effets incalculables. L’État va sans doute donner une
médaille à jeune homme, sans pour autant changer sa politique d’immigration,
mais je ne me focalise pas pour le moment, ni sur l’État qui nous sera toujours
étranger et hostile, ni sur l’Établissement qui n’en est que le dérivé. On sait
que le mouvement de PI dans sa réflexion articulant d’entrée de jeu marxisme et
psychanalyse s’est toujours refusé à une logique du « grand soir »
qui aurait été la solution aux
enjeux de la Folie. Bien au contraire il s’est agi de travailler chaque
situation locale sans attendre une révolution politique, ou une « bonne
loi », ou même une solution. Sans refuser non plus le travail avec
l’appareil d’État, les hauts fonctionnaires, qui a permis l’éclosion des
circulaires sur le secteur en 1960. Cette micro-politique est essentielle pour
aborder cette notion du Collectif : elle ne récuse pas la question du
Politique et de la politique, mais elle insiste sur l’espace de possibilisation
qui est à la fois un espace de résistance mais aussi de création d’un lieu.
Lieu au sens fort de ce terme, espace du dire et praticable, où chacun pourra
jouer sa partie, lieu qui qui se trouve traversé par des flux désirants mais
aussi par la pulsion de mort. Une fois de plus rappelons l’important travail de
N. Zaltzman sur la pulsion anarchiste et les renversements de polarité dans la
guerre civile espagnole du slogan « Viva
la Muerte » passant des anarchistes aux fascistes.
« La fabrique du pré » dont
parle Oury dans Création et schizophrénie est tramée par cet entrelacement
entre pulsions de vie et pulsion de mort, elle constitue l’humus, le fumier, la
sous-jacence dont parlent Tosq et Oury sur lequel des fleurs peuvent pousser.
Ces fleurs appelons-les rejetons du « désir inconscient
inaccessible », transfert et contre-transfert, travail aussi de la Gestaltung. Remarquez bien que Oury tout
en parlant dans la langue de Lacan, est tenu de faire appel au registre de la
phénoménologie et de l’articuler avec celui du signifiant. Il s’agit en effet
de rester au plus près du phénomène et de son surgissement. Au passage ne pas
confondre gestalt et Gestaltung :
dans un cas il s’agit de la forme fixée, dans l’autre de la « forme formante »,
avec son rythme sensible, et une mise en tension permanente d’une « enforme
du grand Autre ».
Vous voyez aussi qu’après 20 ans
d’élaboration, partant des concepts sartriens de la Critique de la Raison
dialectique, pour aboutir au séminaire de 84 sur le Collectif, Oury aura eu
besoin de produire des concepts sophistiqués
pour rendre compte de la complexité. Car on ne peut pas se contenter de
définir le Collectif par une suite de dénégations : ce n’est pas un
groupe, ni une collectivité au sens de Sartre ou de Bonnafé : c’est « une machine abstraite ». Il
faut aussi lui apporter des qualités qui ne se déduisent aucunement des
dispositifs qui pourraient n’être que des instruments dans une logique
technologique reproductible. Réunions, groupes, clubs thérapeutiques y compris
peuvent devenir des fétiches standardisés comme n’importe quelle invention
subversive. Et venir s’opposer à l’inventivité : ainsi le refus par les
promoteurs de la PI pendant un temps, des clubs extrahospitaliers qui ne
rentraient pas dans l’imaginaire politique et institutionnel de l’époque datée
de l’après-guerre où ils auraient été impensables. D’où aussi la très grande
difficulté pour la plus grande part de cette génération de penser Mai 68 et de
dialoguer avec les révoltes antipsychiatriques, qui à vrai dire ne faisaient
que les insulter.
Donc les concepts ouryens n’ont évidemment
pas à être fétichisés, d’où son refus de définitions trop stables du soin, ou
de fixer, structurer le mouvement de PI de peur de produire l’effet contraire.
L’inquiétude aussi, une fois produite la catégorie des « ça va pas de
soi », de vouloir les regrouper de façon stable ce qui risquerait
d’augmenter les phénomènes paranoïdes. D’autant qu’il y a une très grande
instabilité de cet état de « ça va pas de soi » en prise sur le
transcendantal. Personne ne saurait prétendre à une permanence d’un tel état,
car nous avons tous besoin peu ou prou de moments de retrait psychique et
corporel.
Encore sur le Collectif : récemment
j’étais à Lille à un colloque de sociologues sur « l’aller mieux ».
J’y ai entendu un exposé excellent de Daniel Weiss sur l’abord psychanalytique
du singulier qui s’opposerait au commun, entendu « comme/un ». Daniel
Weiss nous renvoyait ainsi au Freud de Massen
Psychologie qui traite des foules organisées : parti, armée, église
(il y inclut avec humour le couple comme foule à deux) ; et dont il
conclut qu’elles sont organisées par identification de tous les individus au
moi idéal du meneur (du führer dans
le texte). Précisons que Freud ne parle pas des foules fascistes qu’il avait
pourtant sous le nez et à ses trousses, avant même sa fuite financée par Marie
Bonaparte, ce que lui reprochait Elias Canetti qui trouvait cette théorie
totalement insuffisante. Zaltzmann parle pour le fascisme de « foules
désorganisées », masses en fusion dont le nazisme et le stalinisme ont exalté la jouissance affolante.
Freud dans « Malaise dans la
Culture » rajoute qu’une foule sans meneur est encore pire qu’une foule
avec meneur : c’est l’identification à la masse informe qui serait
proposée, ce qui lui fait évoquer avec mépris l’Amérique…
Mais le Collectif au sens d’Oury n’est
pas la foule organisée ! On pourrait dire que la tendance spontanée d’un
groupe, d’une collection d’individus peut aller vers la foule, l’anomie, le
sériel du pratico-inerte. Le Collectif est une construction permanente qui
suppose une analyse institutionnelle permanente mais aussi une perlaboration
inconsciente. Il serait illusoire de croire qu’on peut aisément échapper aux
effets grégaires alors qu’il s’agit d’une conquête permanente contre la
tendance du moi à l’apaisement des tensions.
Alors qu’il s’agit de viser le Collectif
en l’articulant en permanence aux vecteurs de singularité, de tenter des
greffes d’ouvert, et d’éviter les isolats, les clivages et les effets de
renfermement qui peuvent passer par l’idéalisation du groupe en tant que tel.
C’est là que je rejoindrai les enjeux
exposés au début de ce propos : il semble bien qu’il y ait eu hier une
manifestation populaire : réveil civique et pas encore politique.
Encore faudrait-il qu’il y ait une proposition politique à la mesure de ce
réveil. C’est ce dont j’ai eu envie de discuter avec Pierre Dardot : quid
du « commun » au sens où il l’utilise ?
Nous n’en sommes certes pas encore là,
et nous savons toute la confusion existante au niveau de la politique. Mais nous
aurions à penser l’événement et les bifurcations inédites qu’il peut provoquer.
La suite est à écrire et suppose notre mobilisation psychique et citoyenne.
Je voudrais pour conclure évoquer le
propos d’un patient particulièrement aigu dans sa lucidité au lendemain de l’attentat
contre Charlie. Il avait passé la nuit sur internet à relever la multitude de
post se félicitant du massacre ; il savait déjà, par une discussion avec
une prof, que les gosses de certains collèges rémois dans des quartiers de forte immigration étaient pour une grande
part acquis à la cause des assassins et hostiles à la discussion.
Surtout ce patient soulignait combien
l’ambiance du centre de jour, la possibilité d’un dialogue permanent, au-delà
donc de la relation transférentielle singulière, lui avait permis comme à la
plupart de tenir à distance la possibilité du passage à l’acte. Je crois que ce moment de conversation
intranquille en dit long sur le transfert multiréférentiel, dissocié et
stratifié dans un Collectif. Ce ne peut être qu’un discours d’après-coup bien
sur qui mesure le chemin parcouru ; en aucun cas un discours prédictif qui
indiquerait la bonne méthode.
En tout cas cela insiste sur la Kulturarbeit qu’effectue la
psychanalyse, mais dont on mesure vraiment mal les effets sur la civilisation !
Reste la question : comment passer
de la micropolitique du désir à la politique à un niveau beaucoup plus général,
au Commun dont parlent Dardot et
Laval ?
Je conclurai sur la question…
Patrick Chemla
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