Chers amis,
Je vous fais parvenir le texte que j’ai présenté samedi 7 février au séminaire d’Heitor de Macedo. D’autres textes viendront l’enrichir et le compléter : ceux d’Heitor de Macedo, de Mathieu Bellahsen et de Pierre Dardot.
Patrick Chemla
NB. Pour une meilleure compréhension, je vous joins le texte de Badiou
Intervention pour le séminaire d'Heitor Macedo du 7 février 2015
Transmettre
Déjà un grand merci à Heitor de Macedo
et à la Fédération des Ateliers de Psychanalyse pour cette invitation à
transmettre une expérience et une traversée. Rien de plus difficile que cet
exercice où il s’agit d’aller à l’essentiel en maintenant un voile nécessaire
et en sachant l’opacité irréductible du désir inconscient. Tout en sachant par
expérience que la transmission ne s’effectue que par malentendus, effets
d’inconscient, censures et silenciations, et nécessité pour chacun de se
réinscrire dans une filiation analytique mais aussi politique. Granoff parlait
de refiliation freudienne pour chaque analyste tenu de revisiter la
transmission freudienne avec toute sa richesse mais aussi ses points d’impensé.
J’ai été très touché il y a longtemps
par les deux séminaires que Granoff a consacré à cet enjeu et en particulier « la
pensée et le féminin », faisant du féminin « l’œil du cyclone »
que Freud déchaine dans sa découverte/invention de l’inconscient qui depuis
porte son nom.
Commencer ainsi c’est dire aussi le
danger de l’héroïsation, de l’idéalisation du père, des pères fondateurs de la
psychanalyse, qui peut aussi se renverser, comme on l’a vu pour des gardiens du
temple tels que Jeffrey Mason, en volonté farouche de détruire la figure du
père, alimentant ensuite une offensive internationale contre la psychanalyse,
que Onfray a relayée en France.
La semaine dernière, j’ai fait un exposé
au Cercle Freudien où j’ai évoqué mon inscription dans ce groupe depuis sa
fondation à une époque où il se disait post-lacanien. Dans la revue de l’époque
Patio, des textes de Freud étaient
retraduits et le nom de Freud apparaissait dans l’ordre alphabétique des
auteurs. Cela choquait certains et me plaisait beaucoup : reconnaitre une
dette à Freud, ou à Lacan, Winnicott, Oury et bien d’autres ne devrait rien
avoir à faire avec une quelconque religiosité qui les mettrait dans une
position d’icone. Si je suis rentré très tôt au Cercle Freudien, c’est
précisément parce qu’à l’époque de sa fondation, il se situait comme
post-lacanien, et ouvrait la discussion en son sein aux différentes langues qui
parlent la psychanalyse. La référence au « cadavre exquis », à l’hétérogène et
à une éthique de l’énonciation m’ont permis de me former, d’écouter des
collègues qui pouvaient exprimer des points de vue différents, voire
contradictoires et d’ouvrir ainsi des espaces de pensée. Remarquons que
l’hétérogène et l’éthique de l’énonciation se trouvent logiquement à la
fondation de la Pi, mais aussi de la Criée. Le Cercle a aussi pu accueillir ma
théorisation balbutiante d’une clinique de la psychose et de l’institution, que
je découvrais en l’inventant dans une certaine solitude au Centre Antonin
Artaud à Reims. Une découverte déstabilisante, à l’inverse de ce que
j’imaginais en termes de « psychanalyse pure », autrement dit de l’espace
idéalisé de mon analyse. Cette époque fut de mon côté marquée d’abord par le
militantisme politique depuis mai 68, par le Collectif Gardes Fous fondé par
plusieurs qui fondèrent ensuite le Cercle, puis par ma longue analyse avec
Jacques Hassoun. J’en ai déjà parlé à plusieurs reprises, y compris dans le
colloque qui lui a été consacré, car je pense qu’un analyste se doit
d’effectuer un passage au public de la traversée permanente qui lui permet de
se tenir comme analyste.
J’avais évoqué à cette occasion « l’effondrement traumatique et silencieux
des idéaux révolutionnaires » en citant « Actualité d’un Malaise » (livre
posthume de Jacques Hassoun), pour une génération pourtant positionnée dans un
engagement radical, avec le refus des guerres coloniales et des processus de
suraliénation. Très clairement une autre époque politique et cela dès avant mai
68. Ce que l’on peut lire explicitement pour une génération d’analystes dans Enfance Aliénée : actes d’un colloque
demandé par Lacan à Maud Mannoni en 1967 (donc avant 68), qui tentait la
jonction impossible avec le mouvement antipsychiatrique émergeant en Angleterre
en filiation avec le travail de Winnicott.
Je reviendrai plus tard sur cette
illusion de l’antipsychiatrie qui a pu fonctionner comme une utopie me mettant
en mouvement, mais dont le désillusionnement a fait refluer la plupart :
certains quittant le terrain de la pratique et d’autres dérivant vers des
positions rétrogrades, religieuses ou carrément réactionnaires.
Quoi qu’il en soit, tenir au jour le
jour la fonction d’analyste, en cabinet comme en institution ne devrait rien à
voir avec un quelconque statut : il s’agit de relancer sans cesse le
questionnement sur ce qui nous arrive, ce que nous entendons, ce que nous
éprouvons dans la relation transférentielle. C’est distinguer comme nous l’a
enseigné Oury, rôle, statut et fonction, à chaque instant précisément pour ne
pas imaginariser la place de l’analyste, l’identifier à un personnage, celui du
psychiatre/psychanalyste à une autre époque, celui aujourd’hui peut-être du
psychologue docteur en psychanalyse.
Je cite Oury mais pour être honnête,
j’ai surtout trouvé dans sa manière de se saisir de la réalité, une
légitimation d’une posture spontanée que j’ai crue un temps avoir hérité de Mai
68. Une posture à vrai dire libertaire d’irrévérence vis-à-vis de toute
autorité surplombante et religieuse où je reprenais allègrement le slogan « Ni Dieu, ni Maitre ». J’avais
évoqué il y a longtemps lors du colloque du Cercle sur le Religieux, cette
importance de la profanation qui reconnait le sacré en le transgressant. « Le bal du Yom Kippour » correspondant
à cette tradition des juifs anarchistes américains partant à l’assaut des
synagogues avec des sandwichs jambon/beurre, pour ensuite festoyer et célébrer
ainsi le jour le plus sacré sur un mode paradoxal. Longtemps, j’ai cru avoir
trouvé cette histoire chez Paul Auster, pour m’apercevoir lors de la réédition
des « Contrebandiers de la
mémoire », que c’était dans ce livre écrit par mon analyste que cette « tradition » était relatée.
On notera au passage le refoulement nécessaire, qui consiste à rendre étrangère
une pensée pour mieux la retrouver et la faire sienne : cryptomnésie nous
dit Freud dans son autoprésentation.
Cette anecdote montre s’il en était
besoin la nécessité de moduler la séduction du slogan : l’athéisme est une
conquête toujours difficile, et nous avons besoin de maitres : pas pour
nous prosterner devant eux, mais pour en être enseignés quitte à critiquer leur
enseignement, à nous détacher de leur personne etc… Une posture « religieusement
libertaire » pourrait très vite devenir une imposture et laisser croire à
un auto-engendrement de chaque analyste, ce qui serait une absurdité et même
pure folie. Or il n’est pas d’auto-engendrement possible : il n’y a que de
la transmission à partir d’un héritage qu’il s’agit d’accepter de recevoir, ou
même quelquefois de conquérir, quand il arrive comme aujourd’hui à se trouver frappé
d’interdit par la HAS, un héritage que l’on ne saurait faire fructifier dans
une logique capitaliste. Au contraire, la logique bataillenne de la dépense
improductive me parait essentielle. Il s’agit de parler et d’agir comme en pure perte en sacrifiant toute
illusion d’une transmission ad integrum :
ce qui est difficile car nous gardons peu ou prou l’espoir que ce qui compte pour nous survivra,
trouvera une descendance. Or la pratique analytique, mais aussi l’Histoire,
nous montrent chacune à leur manière que rien ne se répète bien sûr à l’identique,
mais surtout qu’il s’agit de miser sur des résurgences intempestives : il
n’y a pas de sens de l’Histoire, pas plus que de progrès inéluctable de
l’humanité comme nous avons pu le croire en d’autres temps. Il y a des trous
noirs de la psyché et des catastrophes de l’Histoire qui ne se déduisent en
rien d’un déterminisme matérialiste causaliste. Le nazisme par exemple n’a pas
pu être appréhendé dans sa nouveauté radicale par la plupart des marxistes de
l’époque qui y voyaient une exacerbation du capitalisme. On sait aujourd’hui
avec le recul que la destruction opérée de « l’espèce humaine » (R. Antelme),
qui a donné lieu à l’invention d’une catégorie juridique nouvelle, « le crime contre l’humanité »,
se détachait radicalement d’une logique capitaliste. L’acharnement à poursuivre
la destruction des juifs, alors que la guerre était pourtant en train d’être
perdue pour les nazis est maintenant bien connu par les historiens.
Dans son livre ultime « L’esprit du Mal », Nathalie
Zaltzmann bute sur cette réalité qui pourrait paraitre consternante mais qui
est le constat réaliste des limites de la Kulturarbeit :
l’espoir freudien que chaque analyse ferait effectuer un progrès dans le
travail de culture. On sait qu’elle a tenté dans ce livre une conceptualisation
pour tenter de penser l’échec de cet espoir avec la distinction entre travail
de culture et travail de civilisation. Elle-même me disait dans une discussion
au Cercle freudien son sentiment de ne pas avoir abouti à penser cette
catégorie du Mal radical, sans doute parce que la psychanalyse ne peut à elle
seule penser une telle catégorie morale, dont témoignent la Shoah et les
génocides qui ne cessent de se produire depuis. Cela supposerait de s’y mettre
à plusieurs avec des historiens, des philosophes, des créateurs et bien
d’autres…
Je reparlerai plus tard de l’apport essentiel
de N. Zaltzmann, mais je voudrais évoquer la fonction du souvenir écran par
rapport au trauma. Longtemps comme je l’ai avancé précédemment, j’ai pensé que
c’était mai 68 et le coup d’État au Chili qui m’avaient mis en mouvement, alors
que par ailleurs dans l’espace de mon analyse ces événements avaient certes une
place importante, mais très relative au regard de la perlaboration de
l’infantile, comme le dispositif analytique a forcément tendance à le produire.
C’en est une limite, mais je ne crois pas au « sans limites » qui
serait imposture ou pure folie : je crois plutôt à des savoirs relatifs et
au travail psychique qui se poursuit de diverses manières après l’analyse.
C’est grâce à l’analyse que j’ai pu me
dire juif alors que je réduisais jusqu’alors ce signifiant à une religiosité bornée
qui m’avait horripilé dans mon adolescence. Je ne peux résister à vous raconter
comment je me suis fait expulser par le rabbin après mai 68, parce que je
venais à la synagogue avec des livres de Freud et de Marx : « Ce n’étaient que des juifs
renégats ». « Et en plus
c’était très mauvais que des juifs comme Cohn Bendit soient à la tête de ce
mouvement : mauvais pour Israël » !! Il faut dire aussi que
dans les années précédentes, et sans connaitre les anarchistes américains,
j’entrainais tous les jeunes juifs à manger le jour de Kippour, et que ça avait
fini par se savoir. Posture adolescente et jubilatoire sans doute, mais dont
j’ai gardé l’empreinte pour la suite, avec mon goût pour la révolte contre
toute Ordre institué. Nous reparlerons de Charlie et du droit au blasphème,
mais je continue à penser malgré l’âge qu’une telle posture est indispensable
pour lutter contre la fétichisation du sacré, contre la religiosité de tous les
groupes, groupes politiques mais aussi associations analytiques. Mon premier
texte présenté dans un séminaire s’intitulait « la psychanalyse comme grille de déconnage » et il
fallut que je répète le titre à plusieurs reprises pour bien faire entendre
qu’il ne s’agissait pas de décoder !
Cela ne m’a pas empêché de reconnaitre
dans l’analyse l’aspect particulier des signifiants de mon histoire, tout en
les reliant à l’universel. D’où la possibilité de me reconnaitre comme juif athée bien avant de savoir que pour
Levinas c’était une sorte de pléonasme. Mais la religion que j’avais
expérimentée n’avait rien à voir avec une telle hauteur de vue. Au fur et à
mesure que je lisais Freud, j’y trouvais la confirmation de cette possibilité
du juif athée, ou pour le dire comme lui du juif
infidèle. Posture que j’essaie de tenir pour toute transmission d’ailleurs
y compris celle de la psychanalyse et de la Pi.
La lecture assidue de Sartre à cette
époque et de ses « réflexions sur la question juive » me fut d’un
appui précieux, même si je ne voyais pas du tout ce que pourrait être un juif
authentique, et que je ne comprenais pas l’espoir qu’il avait pu porter dans le
sionisme. La guerre des 6 jours, et l’adhésion passionnée de ma famille à cette
guerre de survie, qui fut aussi une guerre de conquête, m’éloigna
définitivement du sionisme. Je n’ai su que longtemps après que le philosophe
Leibowitz avait estimé, à partir d’un tout autre point de vue, celui de
l’éthique du judaïsme, que la conquête des territoires occupés aurait des
effets catastrophiques pour la suite. D’où mon impossibilité continue à me
reconnaitre dans le sionisme qui m’a valu et me vaut encore pas mal de
remontrances, voire pire de certains de mes amis. Mais maintenant que nous
traversons une période de remontée violente et meurtrière de l’antisémitisme
sous couvert d’antisionisme, je ne me dis plus antisioniste, car je suis d’une
extrême méfiance par rapport aux mouvements haineux qui déferlent depuis une vingtaine
d’années. Ouvrez internet et vous pourrez lire un peu partout cette réalité
assez monstrueuse : chaque personnage politique qui prend la parole est
aussitôt affublé en surimpression de son appartenance ethnico-religieuse
supposée : « Le juif sioniste qui ment et veut la mort des enfants de
Gaza » fonctionnant comme une ritournelle.
Comme s’il y avait une assignation à
résidence forcée pour « juif » au projet sioniste. J’ai mis juif entre
guillemets car je peux me dire aussi français, franco-maghrébin, grec avec
Syriza, internationaliste et amoureux de l’universel : c’est d’ailleurs en
cela que je suis très heureux de me dire français, en revendiquant l’héritage
des lumières, de la grande révolution française, et de la déclaration
universelle des droits de l’homme. Farouchement partisan de la laïcité qui
n’est pas une concession française mais un universel à défendre par les temps
qui courent !
Je sais maintenant que cette prise de
position doit beaucoup à mon enfance juive en Algérie. J’ai évoqué dans un
ouvrage collectif sous la direction de Leila Sebbar (« Une enfance juive
en Méditerranée musulmane ») l’empreinte ineffaçable, mais aussi la confusion
des affects et des pensées que procure pour moi la guerre d’Algérie qui fut
d’abord pour moi une guerre civile, avant de pouvoir comprendre qu’elle était
aussi une guerre d’indépendance. L’empreinte décisive de la culture
judéo-arabe, de l’hospitalité contraignante qu’elle impliquait, mélangée à la
haine intercommunautaire, et à la réalité incessante des meurtres, ont en
quelque sorte bercé mon enfance. Comment dire la peur transmise par des parents
voulant pourtant masquer la cruauté à l’enfant et parlant à mots couverts,
voire même codés des disparitions, l’interdiction impossible à comprendre de
jouer dans la rue en raison du danger ? Et puis aussi le fait que des mots
comme « juif » ou « arabe » deviennent dangereux à
prononcer, interdits même, alors que dans le même temps des échanges de gâteaux
et autres victuailles ont lieu de façon quotidienne avec les voisins
« arabes ». Une réalité somme toute affolante, où mon père est sauvé
de justesse de l’assassinat par le voisin poissonnier qui stoppe par une phrase
en arabe le coup de couteau meurtrier. Un moment aussi où mon frère aîné est
prévenu par ses amis du FLN qu’il n’y aura pas d’avenir pour les juifs en
Algérie, alors qu’il voulait s’y installer avec sa famille, et qu’il va alors me
ramener en France pour ma sécurité dès 1960…
Je pourrais ainsi égrener une multitude
de souvenirs et de réminiscences de cette époque, mais ce qui me frappe à
chaque fois c’est la force du désaveu et du déni du meurtre dans le vécu
quotidien.
Car il faut bien désavouer la
possibilité du meurtre, d’être assassiné, pour continuer à vivre, travailler,
aller chaque soir à la promenade sur la place centrale pour déguster la
délicieuse glace au citron (le « créponné » dont je n’ai plus jamais
bien sûr retrouvé le goût !). Et pendant la dégustation, les adultes
parlent dans leur langage codé de l’horreur qui va en s’aggravant.
Jusqu’à la veille de l’indépendance,
certains du petit peuple juif d’Algérie achetèrent des biens et des commerces
qui se bradaient, comme s’ils ne voulaient pas croire à l’inéluctable, alors
que les propriétaires terriens fortunés plaçaient déjà leurs capitaux en France,
ce que je n’appris que bien plus tard !
Toute cette folie m’a profondément
marqué, bien plus que je ne l’aurais cru ou que je l’aurais voulu :
longtemps j’ai voulu relativiser, autrement dit désavouer cette part de mon
histoire : je savais bien que j’avais été exilé de ce pays, mais quand
même j’étais de toutes façons français depuis toujours, dans une famille
exaltant les mérites de l’école laïque et républicaine. Longtemps je n’ai même
pas pu éprouver l’exil, écoutant avec agacement les plaintes de mes parents,
alors que je trouvais logique que l’Algérie devienne indépendante. Bien plus
tard, j’appris par le biais du militantisme la gravité des crimes commis par la
France, et j’en fus horrifié car cette histoire ne coïncidait pas du tout avec
mon vécu. Il fallut du temps pour que les crimes du FLN soient révélés, et
l’émergence de l’islamisme pour découvrir que « le FLN avait été le père
du FIS », et avait exalté en son temps l’épuration ethnique et l’expulsion
des juifs. Récemment je lisais un papier de Mohamed Harbi (à propos du film de
LLedo « Algérie, Histoires à ne pas
dire ») expliquant qu’il avait bien fallu à un moment que la révolution
ne perde pas militairement contre l’armée française, et faire appel aux
populations archaïques des campagnes, avec les effets délétères d’un tournant ethnico-religieux
et la volonté de chasser les gaouris (les non musulmans). Ce qui était l’exact
contraire de la charte du congrès de la Soummam, mais aussi des aspirations de tous
ces militants laïques qui aspiraient à une Algérie multiculturelle et se sont
battus au nom des idéaux de la Révolution française. Ainsi très tôt je fus
ainsi averti de la violence du déni, de l’attaque de la langue quand elle
masque le réel en croyant protéger l’enfant de la cruauté. Très tôt également,
je sentis le mensonge qui recouvrait la réalité coloniale : les enfants
arabes qui marchaient pieds nus, et dont on me disait que leurs pieds ne
supportaient pas les chaussures. Mais surtout ce qui n’était pas dit et
rencontrait une incompréhension : le refus de transmettre la langue arabe
que mes parents parlaient entre eux quand ils voulaient que je ne les comprenne
pas, alors qu’une partie de la famille vivant encore dans le quartier arabe, ne
parlait que cette langue qui avait été celle de mes grands-parents. Bien plus
tard en lisant Derrida (Le monothéisme de
l’autre), j’appris que mon cas était en fait partagé par toute une « communauté d’appartenance»
se « françisant » en trois générations pour se tourner
irrémédiablement vers la France qui leur offrait la nationalité avec le décret
Crémieux. Cela pour le meilleur et pour le pire : car ce processus
historique fut marqué par un refoulement violent portant sur la langue arabe, et
sur le fait que la plupart étaient en fait indigènes, d’origine berbère, comme
la plupart des habitants du Maghreb. Refoulement donc de l’origine et volonté pour
beaucoup de s’inventer une filiation sépharade plus prestigieuse.
Je suis maintenant persuadé dans
l’après-coup de l’analyse, que ces éléments définissent un trauma silencieux, au-delà des crimes commis de part et
d’autres, et constituent la force la plus puissante qui m’a orienté vers la
psychanalyse, la politique, et le travail dans le Collectif.
Je n’ai rencontré Freud qu’en terminale
grâce à un prof de philosophie, et quand j’ai lu « Trois essais sur la théorie sur la sexualité » j’ai su
que je n’étais plus seul : que la psychanalyse « c’était pour
moi » ! Je confondais à cette époque neurologie, psychiatrie et
psychanalyse : tant mieux sans doute car je n’aurais pas entrepris sinon
les études de médecine qui furent un long tunnel ennuyeux pour pouvoir me
mettre au travail, mais sans lesquelles je n’aurais pas pu créer le Centre
Artaud et prendre la direction d’un service, ce qui est aujourd’hui la seule
possibilité pour tenir.
Mais la relation médecin/malade que je
constatais à l’hôpital, tramée le plus souvent d’objectivation et de mépris,
n’avait rien pour me séduire. Seuls quelques médecins humanistes détonnaient
dans un paysage marqué par la hiérarchie et l’inculture.
Je découvrais cela avec une certaine
stupeur, après Mai 68 où pourtant toutes ces relations avaient été profondément
remises en cause, et je n’ai probablement tenu le coup que par le biais du
militantisme. Il y eut le comité Chili, puis ensuite la Ligue, mais très tôt je
tentais avec difficulté de construire un rassemblement militant sur les
questions de la santé (Groupe lutte Santé), cela avec les autres militants de
gauche de la fac. C’est ainsi que je fis la connaissance de la bande à Badiou
(l’UCFML), qui nous expliquait déjà « qu’on ne pouvait pas faire d’omelette
sans casser les œufs » lorsque nous apprenions les premiers massacres de
la révolution culturelle, puis ceux des Khmers rouges. J’appris ainsi très tôt
la frérocité entre militants de
gauche, et l’absence revendiquée de tout sens moral : les fins justifiant
toujours les moyens. Au-delà des massacres, il y aurait l’horizon radieux du
communisme qui d’ailleurs résoudrait toute la complexité du monde : les
relations hommes/femmes, les accidents du travail, et même la folie qui serait
enfin mieux traitée, voire abolie comme un livre sur la santé mentale en Chine
(G. Bermann) nous le promettait.
La Ligue Communiste m’offrit par contre un
espace remarquable de formation à la pensée critique : il fallait voir la
consistance du bulletin intérieur et des écoles de formation, où j’appris des
pans entiers de l’histoire qui n’avaient jamais été abordés au lycée !
Certes, l’horizon était là encore radieux, mais la liberté d’une pensée
critique restait possible, et même souhaitée du moment qu’elle restait à l’intérieur d’un certain cadre de pensée.
Il fallait croire en l’imminence de la révolution, et le slogan de l’époque
lancé par Bensaïd, « L’histoire nous mord la nuque », aura marqué
toute une génération vite gagnée par la déception. Le film de Romain Goupil
« Mourir à 30 ans » (1982) témoigne de ce tournant funèbre marqué par
de nombreux suicides.
C’est
en 1975 que je rentre à l’HP avec une perspective militante et un
acte de foi dans le marxisme et la psychanalyse que j’aurais bien voulu
articuler au plus vite, avec la conviction aussi qu’il s’agissait « d’en finir
avec l’Asile » dont je constate la violence effective et barbare. J’ai déjà
raconté dans une émission avec Laure Adler, mon premier jour de stage dans un
service fondé par un analyste qui introduisait avec brillance le lacanisme et
la PI : c’était une AG du personnel où fut mise aux voix la dénonciation d’un
viol où une patiente accusait un infirmier. Le vote fut négatif, et le délégué
CGT annonça que de toute façon il aurait défendu le camarade ! Il n’était bien
sûr pas question que les patients aient le droit de vote à cette époque !
Dois-je rajouter qu’ensuite j’appris que
cet infirmier trainait une très fâcheuse réputation que nul ne pouvait ignorer…
Ce contact traumatique avec l’institution me fit un choc salutaire, même si ce
fut d’abord du dégoût et de la déception qui émergèrent. D’entrée de jeu,
j’étais plongé dans une réalité où les patients étaient considérés comme une
sous-humanité, et ce fut la métaphore coloniale qui me vint à l’esprit, point
de rencontre ultérieur avec Alice Cherki. Beaucoup plus tard, après l’analyse
d’ailleurs, je mesurais l’importance de ce dont j’ai parlé précédemment :
l’empreinte du « trauma
algérien » qui m’avait très tôt affecté. L’analyse m’avait permis de
visiter ce trauma et « d’habiter
l’exil intime », d’en faire autre chose que du dolorisme, mais aussi
de trouver insupportable cette victimisation que j’ai évoquée, qui est venue
tenir lieu de mode de lecture du politique.
Entre temps il y avait eu aussi la
grande mode de la récusation de la théorie du fantasme, et la prise au pied de
la lettre de l’ensemble des plaintes pour inceste : les « liaisons
dangereuses » dans la Marne entre une pédopsychiatre, une juge pour
enfants, et une pédiatre nous firent atteindre le triste record du plus grand
nombre de pères incestueux emprisonnés ! Je suis pourtant tout à fait enclin à
suivre Ferenczi dans ses réflexions sur le traumatisme, et à devoir inventer dans
cette transmission les méthodes actives qui me viennent à l’esprit et au corps,
pour accueillir les reviviscences traumatiques lorsqu’elles surgissent dans
l’espace de la cure ou dans celui de l’institution. Mais force est de constater
l’instrumentalisation qui a été opérée dans une logique de la preuve et de la
punition, une logique de victimisation qui écrase le registre du fantasme. Une
langue nouvelle a commencé à émerger : « l’enfant
incesté » et « le pervers narcissique
» promis aux thérapies de reconditionnement et de castration chimique que
Stanley Kubrick avait annoncés de façon visionnaire dans Orange Mécanique.
Cette langue nouvelle, cette novlangue
pour reprendre le terme d’Orwell, s’est mise à nous envahir dès les années 80
avec cette logique de la preuve, de la traçabilité, de la transparence, de
l’évaluation des actes, mais aussi des « thérapies » censées rendre compte de
leur efficacité sur le symptôme.
Je crois que personne n’a compris tout
de suite ce renversement, cette « nouvelle
raison du monde » néolibéral dont parlent Dardot et Laval dans un ouvrage
remarquable et pour le moins inquiétant. L’inquiétude viendrait d’une
impossibilité irréductible de sortir de cette logique économique et
idéologique, de ce formatage des subjectivités qui rendrait de fait
impraticable la possibilité de prendre en acte la logique du désir, et a fortiori la psychanalyse et la mise en
acte de l’inconscient qu’elle propose. Ils reviendront je l’espère sur leur
dernier livre Commun, qui renverse me semble-t-il la perspective, et ré-ouvre
le champ des possibles, la Psychothérapie Institutonnelle étant prise comme
exemple d’une praxis instituante.
Toujours est-il que, dès 1985, je me
suis trouvé dans la nécessité, avec quelques collègues psy, certains du Cercle
Freudien, d’autres comme JC Maleval à l’ECF, de créer à Reims un espace de
rencontres sur les pratiques de la psychiatrie et de la psychanalyse : La
Criée. Notre première soirée n’a pas pris une ride, et tournait autour de « l’efficacité thérapeutique en questions »,
avec une dénonciation déjà du DSM et de l’évaluation qu’un médecin-chef,
celui-là même que j’évoquais précédemment, mettait en place pour prouver sans
doute que son service était le meilleur, et que la psychanalyse lavait plus
blanc que blanc.
Sachez qu’il y a actuellement un retour
d’un projet analogue, venant cette fois d’analystes de l’APF qui tentent de
faire valoir une échelle d’évaluation des psychothérapies analytiques, et de
tenter de se faire reconnaitre, et pourquoi pas aimer par l’État. C’est se
méprendre sur la nature du néolibéralisme et de sa congruence avec toutes les
méthodes adaptatives caractérisées par l’accélération, la transparence et la
mesurabilité. Je ne crois pas qu’il s’agisse vraiment du discours de la science
comme certains l’ont cru, puisque par exemple en psychiatrie, des scientifiques
de renom comme Gonon et d’autres ont récusé la validité de la psychiatrie biologique
(cf. l’article de F. Gonon dans la revue Esprit « La psychiatrie biologique, une bulle spéculative »).
Mais leur parole reste inaudible, car les prétentions de ce courant, comme
celles du courant cognitivo-comportementaliste collent à l’idéologie et à
l’accélération de notre époque. Les « résultats » des ennemis déclarés de la
psychanalyse sont nuls, truqués, mais il faudra attendre longtemps pour qu’un
retour de balancier balaie cette vague obscurantiste qui est le symptôme d’une
nouvelle barbarie. Croire qu’on peut arraisonner la folie, en venir à bout à
coup de thérapies géniques, de psychoéducation, et de méthodes de chocs de
nouveau en vogue pour les récalcitrants, ne peut comme le dit Davoine que « faire
revenir la folie sous forme de furie ».
Cette violence froide a déjà
explicitement interdit l’abord analytique pour les autistes sans rencontrer les
résistances suffisantes, et s’attaque dès à présent à l’ensemble du champ
psychopathologique. Le collège national des PUPH en psychiatrie générale s’est
donné pour programme de supprimer la pédopsychiatrie, de revenir sur la
séparation neurologie/psychiatrie qui date de 68, ce qui s’appelle une
contre-révolution, et d’en finir avec « l’hégémonie de la psychanalyse » !
Il y a encore quelques années, je n’y
aurais pas cru tellement cela parait énorme, mais voilà que cela arrive par
vagues successives, et que le prof de psychiatrie générale de Reims a supprimé
le poste d’interne du centre Artaud depuis 1 an, écrivant explicitement à l’ARS
et aux autorités que « la psychanalyse ne
faisait plus partie du socle de connaissances nécessaires au psychiatre ».
Cela alors qu’une minorité intéressante d’internes venaient se former, et
participant du transfert avec les patients et le Collectif, engageaient bien
souvent une analyse. Faut-il le souligner pourtant : nous n’avons jamais
eu autant de public, et de jeunes dans les colloques de la Criée ! Mais
l’offensive est rude et il me semble que la plupart des analystes n’ont pas
pris la mesure de ces menaces. Je suis heureux que le Cercle Freudien et la
Fédération des ateliers aient soutenu dès le début le combat du Collectif des
39, mais il y a encore beaucoup à faire pour que le mouvement analytique se
rende compte de la gravité de la situation : si nous laissons la psychiatrie
aux mains de ces destructeurs, quid
du terreau sur lequel nous posons nos pieds, ce terreau qui permet d’élaborer
la plainte et de la transformer en adresse à l’autre, voire en demande
d’analyse ?
J’ai repris la semaine dernière au
Cercle Freudien ce terme « d’offre de
transfert » que l’on pourrait faire correspondre avec la formulation
lacanienne du « désir de
l’analyste ». Disons qu’avec la psychose, et pas seulement avec elle,
j’ai appris très tôt que ce désir ne gagnait rien à rester muet, et que l’abord
analytique supposait une conduite active, activation psychique avant tout, mais
aussi construction d’un dispositif d’accueil du sujet. Que ce dispositif
devienne un Collectif, c’est tout l’enjeu qu’il me faut développer maintenant.
Mon premier maitre en psychiatrie
Pendant un temps, j’ai été encombré par
le clivage entre la situation d’entretien où j’étais plutôt encombré, emprunté
par une sorte de « Gestalt pseudo-analytique »,
et le travail groupal entendu comme un travail de socialisation aux aspects
directement politiques... Mais je fus sérieusement remis à ma place par mes
premiers patients, et j’ai raconté ces derniers temps l’histoire fondatrice de
ce patient psychotique qui me fit sortir de mes gonds, et me signa un chèque
d’un million de dollars quand j’acceptais de le ré-hospitaliser à mon corps
défendant dans ce qu’il appelait son « paradis perdu ». En un instant,
il m’apprenait ainsi la situation transférentielle qui était la nôtre, sur un
tout autre mode que ce que j’avais imaginé, faisant aussi chuter une
idéalisation de la psychanalyse pure, et m’apprenant l’importance de
l’hospitalisation comme lieu d’asile et de repli. Ce moment fondateur en 80 me
déplaça suffisamment pour que je me mette à parler à mes patients, à créer un
club thérapeutique avec lui, avec eux, où s’organisaient petit-déjeuner,
couscous, sorties, pour un travail sur la
vie quotidienne, dont je découvrirais bien plus tard qu’il s’agissait d’un
opérateur crucial de la PI. Avec son chèque d’une valeur inestimable, il
m’avait donc appris qu’il m’avait mis en position de thérapeute, alors que je
pensais le libérer de ses chaines asilaires sur le mode d’une idéologie
basaglienne quelque peu sommaire. Du coup je dus accepter son besoin vital
d’hospitalisation et reconnaitre que le travail thérapeutique ne pouvait se
résumer dans la solution, le package : appartements thérapeutique + Club
thérapeutique + désir actif de désaliénation pour l’autre. Dans le même temps
je devais prendre acte de ma désillusion devant l’idéal d’autogestion intégrale
dans l’équipe pourtant cooptée de copains réunis pour « lutter contre l’Asile ». Tout de suite l’impossibilité d’une
horizontalité intégrale me sauta aux yeux et aux oreilles : cela ne faisait
qu’exacerber l’imaginarisation des conflits, rabattus sur des enjeux de
prestance. Ce qui me choqua le plus, ce fut le besoin pour beaucoup de se
trouver un gourou, à un moment où je me refusais à occuper la moindre fonction
de direction, prônant même une direction tournante. Je n’arrivais pas en ce
temps à distinguer l’autorité du pouvoir (l’opposition autoritas/potestas dont
parle Oury), et surtout pas à reconnaitre le principe d’une autorité, qui
autorise et dans le même temps limite les fantasmes de toute-puissance de
chacun projetés dans le Collectif. Il faut préciser que j’étais alors en fin
d’internat, et que je n’occupais aucune place de pouvoir, place qui n’était
d’ailleurs tenue en aucune manière par le médecin-chef de l’époque. C’est ainsi
que j’appris de façon assez douloureuse le désastre d’une telle posture du
laisser-faire. Je croyais m’appuyer sur le Freud de « Psychologie collective et
analyse du moi », mais aussi sur le livre de Daniel Sibony « Le groupe
inconscient ». En fait je n’arrivais pas à me résoudre à l’impossibilité
d’échapper aux phénomènes aliénatoires dans le groupe, et j’avais la naïveté de
croire qu’on pouvait les surmonter par une volonté collective mise en œuvre. Or
cette mise sur la volonté consciente ne pouvait que se cogner de façon
répétitive aux résistances conscientes et inconscientes dans le collectif en
création. Je sais que certains ne croient pas à l’existence de l’inconscient,
pas plus qu’à celle du transfert dans le Collectif, réservant ces concepts
freudiens à l’espace de la cure en cabinet. Il est possible aussi que l’on ne
trouve que ce que l’on attendait inconsciemment… Pour ma part, je fus tout à
fait désorienté dans mon repérage en découvrant ce que je ne pensais pas
chercher : cette « terra incognita »
du transfert psychotique tissé aux transferts pluriels et aux singularités dans
le collectif soignant. La psychanalyse que je croyais réservée à l’espace privé
de la cure, devenait ainsi une source d’interrogations quand elle diffusait
dans une équipe, produisant des effets de formation mais aussi de résistance.
C’est toute la difficulté du paradoxe à soutenir comme paradoxe : il n’est
guère possible de se passer de la psychanalyse, ou alors pour paraphraser un
aphorisme de Lacan à propos de la fonction paternelle « on peut s’en passer à condition de s’en servir ». Surtout
nous rencontrons forcément l’obstacle de tout savoir constitué, des effets de
pouvoir et de prestance qu’il peut revêtir pour celui qui tente de s’y tenir,
quand bien même ce serait à son corps défendant, quand c’est l’équipe qui le «
rhabille » ainsi pour disqualifier le discours qui est tenu, et conforter ses
résistances à l’inconscient…
J’avais donc commencé par dénoncer à la
suite de Robert Castel « Le psychanalysme », l’ombre portée de l’idéologie
psychanalytique dans le socius, et
voilà que je me trouvais accusé un temps d’en porter les insignes. Et puis le
modèle autogestionnaire volait en éclats m’obligeant pendant un temps bref que
je trouvais fort long à créer le club thérapeutique dans une solitude relative
et passionnante avec les patients. Les médecins et infirmiers estimaient déjà à
l’époque que cela n’avait rien de thérapeutique de boire le café et de faire
des fêtes avec les patients. Et cette résistance initiale ne se dissipa que
progressivement au fur et à mesure que chacun put mesurer l’efficace incroyable
de la « fonction club » : des patients délirants et apragmatiques laissaient
pour un temps leur délire et leur apragmatisme au vestiaire, le reprenant
souvent d’ailleurs à la sortie. Je découvrais ces effets de seuil avec une
surprise d’autant plus forte que je ne les attendais pas. Le club avait donc
des effets au-delà de la reconstruction d’un lien social ! Comment comprendre,
donner statut de raison à cette reconstruction partagée entre patients et
soignants, qui permettait un remaniement du délire et des phénomènes psychotiques
? Pendant 10 ans je me suis tenu à cette tâche d’animer le club tout en
m’évertuant à ménager des temps de reprise, bientôt rejoint par une équipe qui
a ensuite pris le relai. Quoi qu’il en soit : j’y ai appris l’essentiel de
mon savoir pratique quant au travail institutionnel et à la thérapie des
psychoses !
Ce que je garde en premier lieu de cet
apprentissage, c’est la dimension d’hospitalité
qui m’apparait maintenant comme un préalable à tout transfert possible. Je
ne l’ai pas théorisée comme telle au départ en la mettant en acte à partir de
mon arrière-pays et de ce qui m’avait été transmis de l’hospitalité
judéo-arabe. Une dimension qui reste sensible aujourd’hui, alors que les
patients sont extrêmement attentifs à ce que les stagiaires apportent un bout
d’eux-mêmes : c’est plus flagrant quand ils sont étrangers, et que l’objet peut
se concrétiser comme la samba brésilienne ou la lecture de l’Iliade en grec
ancien. Mais c’est bien sûr vrai pour tout un chacun qui apporte sa sensibilité
particulière, son « être au monde ».
Et je crois que nous touchons là à un point de réel non symbolisable
irréductible à toutes les tentations imaginaires. Ce point de réel de
l’hospitalité inconditionnelle, nous l’avons théorisé bien plus tard en lisant
Levinas et Derrida à deux reprises, la première ayant donné lieu à la
publication « Asile » en 1999, et la plus récente aux 13° Rencontres de la
criée et à l’ouvrage collectif « Politiques de l’hospitalité ».
Je ne vais pas revenir trop longtemps
sur les paradoxes de l’hospitalité (après tout vous pouvez acheter la
publication de la Criée où cette affaire est déployée !) mais insister sur les
limites de l’hospitalité inconditionnelle quand il s’agit d’accueillir
l’étrangeté de l’étranger. Pour en montrer l’exigence, je citerai JL Nancy qui
en parle dans un petit livre, L’intrus, où il évoque sa greffe
cardiaque : « Il faut qu’il y ait de
l’intrus dans l’étranger, sans quoi il perd son étrangeté. S’il a déjà droit
d’entrée et de séjour, s’il est attendu et reçu sans que rien de lui ne reste
hors d’attente ni hors d’accueil, il n’est plus l’intrus, mais il n’est plus
non plus l’étranger ». Autrement dit, l’hospitalité inconditionnelle n’est
rien si elle ne vise pas l’accueil du «
tout autre ». Et Marie-José Mondzain est venue elle aussi nous en parler à
Reims d’une façon magnifique.
Nous sentons bien l’extrême difficulté
d’un tel enjeu incommensurable qui nous fait mesurer à quel impossible nous
devrions tendre d’une façon asymptotique, infinie. Mais aussi son côté crucial
dans la sous-jacence du travail thérapeutique. D’où l’importance accordée à la
salle d’accueil informel du centre Artaud, où il s’agit pour chacun de
conjuguer « l’être avec » le patient psychotique, et trouver une qualité de
présence à l’autre en réduisant le bruit de fond et l’agitation. Cette salle
d’accueil constitue depuis 86 le centre de gravité du Collectif, le lieu de
passage, de réunion d’analyse institutionnelle, mais aussi de tenue des
séminaires et conférences en soirée.
L’accent mis sur l’informel décentre
ainsi les activités, les entretiens thérapeutiques, mais aussi les thérapies, et
les patients les plus abimés affectionnent vraiment ce lieu où il ne leur est
pas demandé d’être actif ou de produire.
Mais
il me faut revenir sur une deuxième fondation :
Ce processus se produisit au bout de cinq
ans d’implantation préalable du premier dispositif, et d’une lutte
anti-asilaire qui culmina dans une grève administrative de six mois où déjà
quelques patients vinrent aux conférences de presse. Une grève hélas dénoncée
par la CGT, mais notre détermination nous permit par des rebondissements que je
vous épargnerai d’obtenir nos locaux en 1985, soit 1 ans avant la loi
autorisant le secteur.
Le paradoxe quelque peu traumatique à
cette époque, fut que la réussite fut vécue par l’équipe comme un échec :
obtenir aussi après une longue attente l’objet convoité analysait la division
subjective de chacun, et je dus constater que la plupart avaient perdu leur
désir en chemin, d’autant qu’ils se
trouvaient privés pour un temps de leur ennemi fédérateur : la
direction de l’hôpital pour un temps très court nous cita en exemple, ce qui
fut fatal pour une grande partie de l’équipe qui partit, certains me traitant
même de collabo.
De plus la confrontation avec la
difficulté de se tenir dans la salle d’accueil dans le « non-faire »
nous fit traverser une année de très grande difficulté : l’équipe se
renouvela assez brutalement, et devant la tourmente je proposai lors d’une
journée de travail dont nous avions déjà la tradition un dispositif provisoire
pour trois mois. Ce dispositif énonçait l’exact contraire de ce que j’avais
soutenu jusqu’alors en termes d’autogestion et de décentrement permanent. Je
proposai « une procédure d’accueil » en mesurant la gravité du terme « procédure »
que j’associai à « la paranoïa dirigée » de Lacan et sans doute à la
« paranoïa critique » de Dali. Je me proposai d’occuper une place
centrale pour un temps en recevant chaque patient avec un membre de l’équipe
qui pourrait devenir son référent. Du coup l’angoisse phobique ou paranoïde
chuta d’un coup dans l’équipe, et 3 mois plus tard il me fut impossible de
faire machine arrière : ce dispositif centré à mon corps défendant sur ma personne dura une vingtaine d’années,
jusqu’à ce que je fus rejoint par 3 collègues acceptant de partager la
charge avec moi : Sarah Colin, Yacine Amhis, et Géraldine Delcambre
plus récemment. Soulignons que pendant de longues années 2 à 3 postes restèrent
inoccupés : car cette aventure n’avait pas bonne presse auprès des
collègues. On nous appelait le centre Antonin Marteau en nous assimilant aux
fous que nous prenions en charge, et nous nous amusions assez d’être considérés
comme des cinglés.
Et pourtant ce que je découvrais dans ce
moment était très sérieux : je
pouvais ainsi recueillir une parole adressée et un transfert partagé peu ou
prou par le référent, ce qui fut et reste une méthode fort utile de formation
pour l’équipe, mais aussi pour moi. Avec le temps je pus mesurer aussi la
difficulté pour certains de supporter, de donner support au transfert
psychotique : certains se passionnant, d’autres s’expulsant en mettant
souvent en rivalité leur vie privée et l’engagement professionnel. Comme si
l’amour de transfert, dont Freud nous dit à juste titre qu’il s’agit d’un amour
véritable, devenait envahissement et source d’une angoisse devant l’inconnu du
désir inconscient. Un risque que j’essaie pourtant de tempérer mais il est
rigoureusement impossible de faire entendre la difficulté de l’élaboration du
transfert sans y être engagé, comme disait Oury dans un colloque d’Europsy : « Le transfert interprète le transfert ».
En tout cas cette deuxième fondation à
partir de l’accueil du transfert suscita de violentes turbulences : la
place de l’inconscient et de la psychanalyse devenait trop prépondérante pour
beaucoup, d’autant que pour penser avec d’autres cette réalité je fondais avec
d’autres la Criée, ce qui fut vécu en premier lieu comme un espace de
dépossession : « des étrangers
à l’équipe viennent parler de nos patients ».
Gérard Rodriguez a déjà fort bien parlé
lors d’un séminaire précédent, de ce qui fut appelé par une bonne partie de
l’équipe « l’étude des grands ».
Il me faut insister sur un épisode douloureux qui transforma cette première
année en traversée du désert : une infirmière, bonne sœur défroquée, et
donc érotisant la relation de façon insistante, se présentait comme l’élue du
médecin-chef de l’époque. A ce titre elle s’exemptait du pacte institutionnel,
séchant les réunions institutionnelles, ce qui en autorisait beaucoup à faire
de même… Je passe sur le groupe de massages californiens qu’elle voulut initier
avec une psychologue, car elle n’eut aucun envoi. Mais dans ses prises en
charges, elle ne se privait pas avec les patients d’agirs qui ne cessaient de
m’inquiéter. Et un jour alors que je la questionnais à propos d’un patient
schizo particulièrement fragile, elle nous raconta « qu’elle l’avait amenée chez elle pour planter des petites graines
sur son balcon ». Bien sûr elle ne s’entendait pas, et lorsque je
répétais sa phrase en lui disant que cela n’avait rien d’anodin, elle m’accusa
de « terrorisme
psychanalytique ». Le plus grave c’est que toute l’équipe sans
exception se solidarisa avec elle pendant une très longue période. L’équipe
était devenue une « foule organisée » par la coalescence des
résistances à l’inconscient. Je choisis de tenir bon et plutôt que de
poursuivre un questionnement des pratiques de cette personne, je choisis de
faire un rapport à la direction sur son absentéisme. Ce qui m’amena à une
confrontation chez le DRH avec le médecin-chef qui soutenait son infirmière !
Elle choisit heureusement de partir, ce
qui amena aussitôt un immense soulagement et permit à l’équipe de se remettre
au travail, et aux patients de revenir dans un espace de tranquillité. Mais je
me dois de mentionner cet acte qui me fut extrêmement pénible, dans la mesure
où je pense après-coup indispensable de poser des limites à la toute-puissance
de chacun. Faute de quoi, faute de cadre, il n’y aurait pas possibilité de
parler de Collectif, et de travail clinique. Il me faut aussi mentionner avec
tristesse que ce patient adressé pourtant à un autre service, s’immola quelques
mois plus tard, comme si elle l’avait « allumé ».
Je pense que nous reprendrons ces points
limites à propos des praxis instituantes avec Pierre Dardot et Christian Laval,
car il faut bien qu’il y ait de l’institué, et un cadre qui détermine un espace
démocratique.
Choses que j’ai appris à mes dépends
comme on aura pu l’entendre dès le début de cette aventure : et qui vaut
pour les patients, comme pour les soignants.
Y compris dans le club thérapeutique, où
il est tout à fait possible que certains patients ou soignants prennent le
pouvoir d’une façon dictatoriale ou clivée, s’appropriant le lieu pour leur
propre jouissance et le transforment en isolat.
Les 10 ans d’animation du club avec
patients et soignants auront également été déterminants pour ma formation de
thérapeute de psychotiques, que j’ai lentement appris à ne pas cliver de ma
pratique d’analyste en solitaire. Aujourd’hui je pense qu’il s’agit d’adapter
le dispositif à chaque patient et que je ne connais pas de meilleur dispositif
pour un patient dissocié. Je sais que d’autres comme Françoise Davoine, mais
aussi Heitor de Macedo, et quelques autres, arrivent à voir des patients très
fous en cabinet, mais pour ma part, je trouve que lorsque le transfert est dissocié,
il est préférable de pouvoir disposer d’un collectif de bonne qualité. Encore
convient-il de s’entendre sur ce terme trop souvent disqualifié par les
analystes. Dans son séminaire sur le Collectif,
Oury ne prend même pas la peine de le distinguer de la foule, telle que Freud
en parle dans Psychologie des masses,
avec l’identification de chacun au moi idéal du meneur. Rappelons que Freud
parlait de « la foule organisée » (parti, armée, église), et pas des
foules fascistes et autres masses en fusion. Ce qui fut par contre l’enjeu du
travail de Nathalie Zaltzman avec « La pulsion anarchiste » et sa
réflexion continue sur les enjeux du Collectif pour la psychanalyse. C’est elle
qui releva la Kulturarbeit freudienne
et aussi le fait que c’était dans ses ouvrages sur la psychologie collective
que Freud produisait des concepts métapsychologiques cruciaux. En soutenant
d’ailleurs le peu de cas qu’il faisait d’une rupture épistémologique entre psychologie
individuelle et collective. Freud au grand désespoir d’Elias Canetti n’aura pas
pu mesurer l’enjeu radicalement nouveau du nazisme. À la différence d’ailleurs
de Ferenczi sans doute plus sensible aux enjeux du trauma, mais aussi partie
prenante de l’éphémère république des conseils de Bela Kun qui lui confia un
enseignement de psychanalyse à Budapest. En tout cas Le Collectif dont parle Oury, et je m’appuie à ma manière sur son élaboration, ne devrait rien à voir avec la
foule. Comme nous l’a montré Olivier Apprill dans un exposé à la Criée, ce
séminaire vient en 1984 après 20 ans d’élaboration, déconstruisant les concepts
sartriens de la Critique de la Raison
dialectique, et Oury aura eu besoin de produire des concepts sophistiqués pour
rendre compte de la complexité. Car on ne peut pas se contenter de définir le Collectif par une suite de dénégations :
ce n’est pas un groupe, ni une collectivité au sens de Sartre ou de Bonnafé :
c’est « une machine abstraite », au
sens de la cybernétique. Il faut aussi lui apporter des qualités, qui ne se
déduisent aucunement des dispositifs, lesquels ne pourraient n’être que des
instruments dans une logique technologique reproductible. Réunions, groupes,
clubs thérapeutiques y compris, peuvent devenir des fétiches standardisés comme
n’importe quelle invention subversive.
Je
voudrais maintenant vous parler de l’événement barbare qui nous arrive
J’en ai déjà parlé à plusieurs
reprises : au séminaire de la Criée le lundi 12, puis mercredi dernier au
Cercle. Je vais donc être amené à me répéter quelque peu mais aussi avancer
quelques questions nouvelles qui surgissent avec le refoulement du crime, et la
tentation renouvelée d’une partie de l’extrême-gauche d’en « comprendre »
leurs auteurs au nom sans doute de « la contradiction principale » :
le racisme à l’égard des musulmans. Il y a donc eu les attentats contre
Charlie, contre des flics censés représenter l’État français, et aussi contre
des juifs censés représenter les juifs, considérés probablement en tant que
tels ennemis des musulmans. Cela m’a vraiment atteint à tous points de vue,
d’autant plus que Hara Kiri, puis Charlie Hebdo ont accompagné toute ma
jeunesse, et même si je ne les lisais plus par lassitude, ils représentaient ce
point de liberté du blasphème contre tous les insignes religieux. J’ai même il
y a longtemps fait partie des collectifs de soutien, quand l’État français se
permit d’interdire Hara Kiri Hebdo, après la couverture sacrilège célébrant la
mort de De Gaulle « Bal tragique à
Colombey : Un mort ». Je n’étais déjà pas très bien vu à l’époque par mes
amis d’extrême-gauche qui ne se caractérisaient pas vraiment par le sens de
l’humour et de l’autodérision. Mais jamais je n’aurais imaginé ce qui s’est
passé dans les 10 dernières années avec la montée d’une haine contre ce journal
traité d’islamophobe parce qu’il se moquait aussi des musulmans et de leur
prophète. J’ai signé des pétitions de soutien, mais je n’ai jamais cru non plus
il est vrai que la menace de mort serait exécutée en plein Paris. J’ai aussi
entendu des proches ne pas vouloir croire qu’Ilan Halimi avait été torturé et
tué par l’autoproclamé « gang des barbares » parce qu’il était juif, et j’ai constaté
avec colère et impuissance la montée de l’antisémitisme sous couvert
d’antisionisme dans les milieux d’extrême-gauche qui restent peu ou prou ma
famille politique. Par ailleurs l’évolution réactionnaire et communautariste
d’intellectuels comme Finkielkraut m’a désolé. Sans parler de l’infâme Zemmour
et des idées de « grand déplacement », c’est-à-dire de déportation des
musulmans d’Europe, qu’il a remises en circulation à l’instar de PEGIDA en
Allemagne. Ce qui serait insupportable dans une telle perspective, c’est
l’assignation à résidence de chacun dans une identité fixée, le retour du
tribalisme, et la lutte de tous contre tous dans un « Viva la Muerte » qui exacerbe les forces de déliaison.
À l’inverse il s’agirait de soutenir le
mouvement permanent entre identification et désidentification (cf Octave
Mannoni) pour permettre une circulation des identifications, éviter un « arrêt
sur image ».
Cet été pendant la nouvelle guerre
israélo-palestinienne, la haine a culminé : je désapprouvais l’offensive contre
Gaza et l’irréversible qu’elle allait provoquer, mais en même temps arrivaient
jusqu’à moi les cris de « mort aux juifs
», d’attaque contre des synagogues et des commerces tenus par des juifs à
Paris et à Sarcelles. Le tout étant dénié par ceux-là même qui organisaient les
manifs en utilisant comme caution morale l’union Juive Française pour la paix.
Si ces juifs-là n’avaient rien entendu, c’est qu’il ne s’était rien passé ! Et
pourtant même à Reims, les infirmiers me racontaient la violence qui montait
dans le secteur dont j’ai la charge (et où logeaient d’ailleurs les frères
Kouachi), les affichettes djihadistes proclamant la haine des juifs et des
croisés etc…
Quand il y a eu le massacre en deux
temps, puis fort heureusement la manif impressionnante du 11 Janvier, j’ai été
tenu d’en parler dans le séminaire de la Criée pour sortir de la sidération
traumatique, ce qui a suscité des remous assez vifs voire même du désaccord, et
surtout des prises de parole singulières en rapport avec la clinique du trauma
; je veux dire du point de trauma de chacun. Autrement dit de ce qui nous amène
à l’analyse et qui nous permet aussi de nous tenir comme analystes au plus près
de « la fêlure intime du monde »,
magnifique expression que j’ai trouvée dans le beau livre de Jean Cooren « Autre pourrait être le Monde »
(expression empruntée au poète Franck Venaille)
J’ai retrouvé en préparant ce séminaire
du 12 janvier, et avec horreur, la pétition initiée contre Charlie Hebdo par
des militants d’extrême gauche le 5 novembre 2011, qui amalgamait Charb à
Marine le Pen. Croyez-vous qu’après le crime ces gens se soient excusés de
leurs propos insensés ? Pas du tout, et ils (les indigènes de la République)
ont publié une tribune cosignée par Alain Gresh du Monde Diplo, Michèle Sibony,
et Politis, se présentant comme les victimes d’une campagne de haine menée par
Caroline Forest entre autres…
17 personnes sont mortes sans compter
les assassinats précédents des deux dernières années, et ces gens-là se posent
en victimes jouant de la concurrence victimaire ! Et de produire une
conceptualité simpliste : « les damnés de
la terre » auraient toujours raison, y compris quand ils commettent des
crimes au nom d’Allah, qu’ils revendiquent la charia et l’oppression des
femmes, voire leur viol, et leur mise en esclavage comme le fait Daech en ce
moment.
Il me parait important de relire la tribune
de MJ Mondzain dans Mediapart au lendemain des attentats, appelant à une « révolution
politique », pour la laïcité et contre la charia dès maintenant, insistant
aussi sur cet enjeu paradoxal de la visibilité pour une culture qui pourtant
prescrit l’irreprésentable. Les assassins se sont adressés à la télé la plus
visible BFM TV, qui s’y est complue de façon obscène et a passé leurs portraits
en boucle, les transformant en icones prises dans le cycle de l’héroïsation,
martyrs, héros du mal comme Mesrine. Et Mondzain s’est faite agonir par une
partie des lecteurs de Mediapart qui ne supportaient pas cette revendication
contre la charia. Au moment même où des femmes courageuses prenaient
publiquement position à Tunis dans la même direction de pensée comme Faika
Medjahed, psychanalyste à Alger, nous en a fait part (avec Wassila Tamzali et
Raja Benslama). Je dois dire que j’ai téléphoné aussitôt à Marie José Mondzain
pour la remercier et partager son émotion, mais aussi sortir de la sidération,
et retrouver aussi une capacité de pensée dans l’interlocution avec elle. J’ai
aussi téléphoné à Pierre Dardot tant j’étais
ahuri d’une réaction déjà d’une partie de l’extrême-gauche considérant la manif
du 11 comme une manipulation étatique.
Sans
compter cette concurrence
victimaire insupportable qui permet tous les dénis. On peut lire ainsi certains
comptabiliser de façon obscène dans certains blogs de Mediapart le nombre de
morts dus à l’impérialisme comparé aux 17 morts parisiens. Sans doute « un
détail de l’histoire » comme disait l’autre !
Nous sommes bien sûr aussi dans la
nécessité de penser ce retour du racisme et de l’antisémitisme. Quand bien même
ce racisme serait-t-il en rapport avec les guerres coloniales et la ségrégation
bien réelle dont souffrent les maghrébins en France, il n’y aucune raison,
aucune justification à l’antisémitisme. L’alliance récente entre Dieudonné et
Soral est un symptôme social très inquiétant de cette confluence entre
l’antisémitisme à l’ancienne, et celui de jeunes paumés, désaffiliés, pour la création d’un petit parti nazi qui a
une très forte audience dans la blogosphère sur internet, disséminant les pires
rumeurs antisémites et complotistes.
Il ne s’agit pas d’un retour du
religieux qui comblerait le vide laissé par la défaite du politique, mais d’une
instrumentalisation de montages théologico-politiques, qui témoignent au
contraire d’une profonde crise de l’Islam dans son passage douloureux à la
modernité, comme l’a très bien montré Fethi Benslama à propos de l’idéologie du
GIA au moment de la grande vague terroriste en Algérie. Assassiner les « faux
musulmans », c’est-à-dire d’abord les intellectuels, les artistes et les
psychiatres, puis de proche en proche l’essentiel de la population, pour la
faire repasser par l’origine et ainsi la purifier. N’oublions pas qu’à cette
époque les victimes des islamistes étaient traitées d’apostats mais aussi de
juifs, alors qu’il n’y a plus de juifs en Algérie!
Remarquons aussi la religiosité à la
6/4/2 des assassins : des jeunes délinquants amateurs de shit, peu connaisseurs
du Coran, et pour ceux qui partent faire le djihad en Europe de nombreux jeunes
franco-français convertis à la hâte pour 80% d’entre eux, allant chercher la
possibilité, la jouissance de tuer son prochain, et de violer impunément des
femmes réduites à l’esclavage par Daesh. Sans parler des jeunes filles qui
partent pour le « djihad du sexe » comme un collègue tunisien me l’a appris.
Il s’agit plutôt de caractériser ce
phénomène comme une nouvelle barbarie et une fascination pour des idéaux de
néant. Je reprends là la formulation de Lacan quand il évoquait à la fin des 4
concepts : « L’offrande à des dieux
obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent
ne pas succomber, dans une monstrueuse capture »… « c’est le sens éternel du
sacrifice, auquel nul ne peut résister, sauf à être animé de cette foi si
difficile à soutenir, et que seul un homme a su formuler de façon plausible- à
savoir, Spinoza, avec l’Amor intellectualis Dei »
Lacan avancera plus loin « que cette position d’un amour transcendant
n’est pas tenable, que Kant est plus vrai et que la loi morale ne serait rien
d’autre que le désir à l’état pur, celui-là même qui aboutit au sacrifice de
tout ce qui est l’objet de l’amour dans sa tendresse humaine- je dis bien non
seulement au rejet de l’objet pathologique, mais bien à son sacrifice et à son
meurtre. C’est pourquoi j’ai écrit Kant avec Sade »
J’arrête là avec cette citation de Lacan
que j’ai toujours trouvé lucide quant aux enjeux du Mal radical « le sacrifice aux dieux obscurs », mais
très problématique quant « au
sacrifice de l’objet de l’amour dans sa tendresse humaine ». Je pense que
nous sommes cruellement obligés de prendre acte de cette fascination, de cette
cruauté au cœur même de l’humain, mais que nous serions aussi tenus de donner
un lieu de pensée à toutes les forces qui s’opposent à cette fascination et
refusent ce sacrifice de l’objet de l’amour dans sa tendresse.
Comment penser sinon les réseaux
militants comme RESF, et ceux qui comme je le fais, gardent des immigrés dans
les services pour éviter leur expulsion, et montent des dossiers d’étrangers
malades, à un moment où l’État français les renvoie à une mort certaine ?
Rappelons le jeune malien Lassana Bathily qui a planqué des clients dans la
chambre froide de l’hyper cacher, et qui avait pu rester en France grâce au
soutien de RESF et de ses employeurs juifs français.
Comment penser sinon la grande manif du
11 janvier qui n’est pas une fascination pour le sacrifice, une glorification
des martyrs, mais une protestation civique pour la liberté ? Même si des
télé-évangélistes ont tenté cette idéalisation des martyrs pour mieux neutraliser
leur posture subversive, ils auront été rattrapés par la nouvelle vague
obscurantiste qui a immédiatement condamné la Une drôle et tendrement
provocatrice du Charlie renaissant, fidèle à son style.
Je ne discute pas ici du caractère
éphémère de la mobilisation citoyenne immédiate, de ce sursaut civique, mais de
ce qui peut aussi surgir en face du Mal et de la cruauté. Ceci en gardant à
l’esprit la phrase d’Edmond Jabes « Méfie-toi
de l’engouement, il a un arrière-goût qui ment ».
Je
voudrais maintenant évoquer les effets cliniques multiples de ces attentats,
qu’on ne peut comprendre sans mentionner le fait que le Collectif Artaud a pris
maintenant l’habitude de se saisir des événements de la vie quotidienne, y
compris des évènements politiques. Depuis que Sarkozy a produit son discours
agressif en décembre 2008, il s’est produit une réaction salutaire qui nous a
fait nous mobiliser avec les patients. Je ne cesse d’en parler depuis 6 ans,
mais je voudrais insister sur la permanence étonnante de cette effervescence
créatrice qui ne cesse de m’étonner, et qui est aussi marquée par le
surgissement d’une association de patients Humapsy (pour une psychiatrie
Humaine).
Y compris dans la situation
catastrophique que nous avons vécue avec ces attentats. Une AG était prévue
dans la salle d’accueil, et j’étais pour le moins embarrassé pour aborder ce
qui venait d’arriver : quand une patiente prit la parole avec une qualité de
présence que nous ne lui connaissions pas jusqu’alors : disant son
étonnement que 70 ans après la 2° guerre mondiale on tue des juifs et des
journalistes en plein Paris. Et un autre patient d’origine maghrébine de
surenchérir pour proposer un numéro spécial de la gazette d’Artaud à l’occasion
de la semaine de la folie ordinaire que nous tenons pour la 4° année, avec une
soirée festive, et cette année, un forum ouvert à tous les clubs de France, de
Navarre et même de Belgique. Cette gazette sera écrite en français, arabe,
hébreu, brésilien, espagnol, grec, chinois s’ouvrant ainsi aux langues parlées
dans l’équipe, chez les stagiaires, et chez les amis. L’article qu’il a proposé
devrait être consacré à la commémoration de la libération des camps, en
insistant sur le fait que ce sont les malades mentaux qui ont été liquidés en
premier. Cet article sera-t-il écrit réellement par des patients qui se sentent
à ce point en danger, dans ce mouvement identificatoire aux victimes ? Nul
ne le sait encore, mais cette parole incroyable et imprévue a eu lieu, et a
trouvé un lieu pour se mettre en scène.
Nous n’avons bien sûr pas fait de minute de
silence, mais parlé sans cesse avec nos patients : certains sont allés
à la manif, d’autres non. Certains sont restés dans la forclusion de
l’événement, et d’autres ont téléphoné en pleine nuit pour qu’une infirmière le
leur raconte ; et chacun a réagi de façon extrêmement singulière. L’un d’eux
que je reçois en thérapie depuis 15 ans, a pu me dire combien la discussion
ininterrompue avec toute l’équipe lui avait permis de ne pas passer à l’acte
comme les meurtriers auxquels il aurait pu s’identifier en d’autres temps. Un
autre patient dont le délire fascisant et raciste l’avait mis en porte à faux,
amorce alors un retour plus apaisé : les attentats ont enfin confirmé son
délire centré sur les arabes, ce qui d’une certaine manière le rassure. D’autres
sont restés longtemps terrifiés et se sont terrés chez eux ; ainsi une
patiente ayant subi les traumas de guerre du Kosovo, est restée enfermée chez
elle pendant 3 jours avec sa petite fille revivant la terreur traumatique.
Un autre patient quelque peu paranoïaque
d’origine algérienne s’est enfui, persuadé que le centre Artaud était plein de
juifs islamophobes qui allaient sans doute se venger sur lui, et nous avons eu
bien du mal à le faire revenir pour qu’il soit en sécurité.
Autant
de réactions que de prises subjectives sur l’événement et il est essentiel que
toutes ces singularités puissent être accueillies.
Mais je voudrais conclure sur un moment d’embarras
surgi lors de la dernière réunion institutionnelle : deux stagiaires s’étaient
joints aux soignants qui animent avec talent chaque semaine un forum sur
l’actualité : et c’est d’eux qu’est venu le négatif, le soutien à Dieudonné, et
à sa version complotiste. Et je peux vous dire que la discussion en réunion fut
âpre, révélant que plusieurs stagiaires psycho partageaient les mêmes
convictions, ou même affirmaient que la psychanalyse n’avait rien à faire de
toutes ces histoires politiques.
Que faire de la colère qui vient dans
ces moments-là quand ce sont ceux qui sont censés accueillir la folie qui
transmettent le déni, le révisionnisme et de tels discours de haine ?
J’ai décidé bien sûr qu’il était
important de soutenir une diversité de points de vue dans le lieu de mise en
scène qu’offre cette réunion. J’ai rappelé un conflit avec cette collègue qui avait
pu dire son désaccord en séminaire avec mes positions : disons qu’elle n’était
pas Charlie…
Mais que ce désaccord n’avait rien à
voir avec le négationnisme qui ne se soutient que du déni et de l’imposture, et
que ce serait rajouter de la pathologie à la pathologie que d’accepter que des
soignants portent un tel discours auprès des patients. Ce discours existe de
toutes façons dans la blogosphère scrutée nuit et jour par certains, mais il me
semble que le Collectif aurait pour fonction principale de tenir une fonction
de pare-excitation et de filtre par rapport à la cruauté et à la folie du
Monde. Question de cadre d’un Collectif qui m’a laissé dans un certain
embarras, car la limite est incertaine et c’est tout le piège de Dieudonné de
prétendre à une liberté totale de l’expression, y compris de prétendre que
c’est François Hollande, ou le Mossad qui aurait commis les attentats, et ainsi
d’amplifier l’irréalité des patients.
Je crois que si nous consentions à une
telle défaite, alors « La fêlure intime
du Monde » deviendrait un point d’engouffrement…
J’avais donc écrit ces phrases avant de
prendre connaissance du texte de Badiou dans le monde du lundi 2 février. Et je
vais vous dire maintenant pour conclure la colère que cette lecture m’a inspirée.
Comme souvent il s’agit d’un texte bien
écrit, dont la rhétorique vise à emporter l’adhésion et à se présenter comme la
posture révolutionnaire la plus pure. Nous ne pouvons que le suivre dans sa
dénonciation d’un capitalisme mondialisé qui est le seul monde qui nous serait
proposé. Mais nous retrouvons assez vite la rhétorique maoïste de la
contradiction principale, pour tenter d’escamoter la difficulté énorme à
analyser notre situation éminemment complexe. S’il suffisait d’offrir l’horizon
du drapeau rouge pour en finir avec la barbarie fasciste de Daesh, et balayer
du même coup le néolibéralisme, ce serait assez réjouissant et pour tout dire
jubilatoire. Au passage notons « le
silence de cathédrale » qui régnait depuis 15 jours jusqu’à ce que Badiou
s’exprime ! Alors que l’événement qui nous a frappés a suscité une floraison de
textes et de prises de parole les plus divers pour tenter de retrouver de la
pensée autre que télévisuelle.
Notons aussi la critique de Charlie :
des ex-gauchistes que Badiou présente comme les descendants des massacreurs de
la Commune de Paris, se complaisant dans une obscénité antireligieuse et une
tradition voltairienne qui se trouvent condamnés. En particulier « son poème cochon La Pucelle d’Orléans
dirigé contre une héroïne sublimement chrétienne autorise à dire que les vraies
et fortes lumières de la pensée critique ne sont certes pas illustrées par ce
Voltaire de bas étage ». Un Voltaire «
sceptique et jouisseur » à l’opposé du bon Robespierre opposé à « la guerre civile » ! Rappelons que ce
bon Robespierre fut aussi l’icône de Pol Pot et des Khmers rouges, dont Badiou
nous fit en d’autres temps l’éloge constant et sans remords…
On retrouve ainsi renouvelée la critique
faite par une partie de l’ultragauche d’un Charlie islamophobe, pris dans la
peur du « prolétaire des faubourgs »,
puisque la figure du « musulman »,
vient ainsi occuper la place du prolétaire. « Les
prolétaires n’ont pas de patrie », nous est-il rappelé quand bien même ils,
ou plutôt elles porteraient foulard par «
sens de la libre révolte ». Ainsi les oripeaux de l’islamisme, et sa
volonté de voiler le corps des femmes deviendraient un acte de libération : ce
qui constitue le discours courant de l’islamisme présentant la tyrannie comme
un acte libératoire. Il faut d’ailleurs remarquer qu’un tel signe de
reconnaissance, plus que de religion, est une pratique avant tout aliénante à
un ordre patriarcal et moyennageux, et participe d’une emprise de la vie
quotidienne entièrement réglée par des coutumes ancestrales et contraignantes :
vêtements, nourriture, horaires de prières etc…
Faut-il souligner que les démocrates
vivant dans les pays musulmans, y compris les croyants, se sont toujours battus
contre cette emprise d’une religiosité archaïque, réclamant encore récemment
une suppression des aspects moyenâgeux du Coran, ce que les deux autres
monothéismes n’ont effectué que sous la pression laïque et démocratique.
Autrement dit il ne s’agit pas d’un débat sur le montage religieux du Coran,
mais sur les conditions socio-historiques, les constructions imaginaires de la
société pour citer Castoriadis, qui déterminent les pratiques réelles.
Comment comprendre sinon la figure de
Bourguiba buvant un grand verre d’eau à la télévision en plein ramadan, ou le fameux
rire de Nasser à propos du voile des femmes !
En France nous sommes effectivement
confrontés à une guerre des subjectivités compliquée par la situation
postcoloniale, et par les processus bien réels de ségrégation et de
ghettoïsation produits par la société française. Remarquons tout de même que
nombreux sont ceux qui sortent de ces ghettos, réussissent à l’école
républicaine et s’insèrent dans la société française, en l’enrichissant par
leurs apports. Il est clair qu’un grand nombre reste par contre dans cette situation
où règnent le non-droit, la loi du plus fort, les trafics en tous genres, et
l’oppression des plus faibles. Constatons que la révolte contre cette injustice
a quitté depuis longtemps hélas le terrain de la politique, alors que nous
avions pensé une issue dans l’universel de la révolte et de la révolution.
« La candidate voilée » a fait
exploser le NPA qui a censuré l’expression des vieux laïques ringardisés comme
Krivine, et les « indigènes de la République » cristallisent ce changement de
paradigme où c’est l’essentialisation de l’indigénat qui se trouve revendiquée
comme signe de ralliement.
Remarquons cette place charnière que ce
groupe occupe entre l’extrême-gauche, et les islamistes plus ou moins
fanatisés. Signalons aussi ma découverte récente d’un débat entre Edwy Plenel
et Tariq Ramadan (celui qui est pour le moratoire sur la lapidation des femmes
adultères !), un débat sponsorisé par un tour opérateur spécialisé dans les
pèlerinages à la Mecque dont le premier prix était d’ailleurs un pèlerinage
gratuit !! J’en suis d’autant plus peiné en raison de la grande estime pour Edwy
Plenel à qui nous devons Mediapart.
Deuxième découverte récente : Alain
Gresh directeur du Monde Diplomatique a co-écrit plusieurs livres avec le même
Tariq Ramadan, ainsi qu’Edgar Morin : ainsi le petit-fils du fondateur des
frères musulmans devient-il un « islamiste modéré » bien en cour auprès de
la gauche et de l’extrême-gauche qui lui procure une sorte de respectabilité.
Sans doute ces personnes que je respecte pensent-elles nécessaire d’engager le
dialogue avec ce personnage, avec l’espoir de construire une ouverture avec une
« communauté musulmane » qui n’existe pas ! Il s’agit d’une
construction d’une fiction à partir d’une supposée appartenance religieuse, ce
qui constitue une régression du discours politique qui jusque-là raisonnait en
termes de classe, ou de catégorie sociale.
Vous voyez donc que Badiou n’est ni le
premier ni le seul à gauche, même si je ne le confonds en aucune manière avec
ceux que je viens d’évoquer, à pactiser avec le diable en conspuant l’humour et
le blasphème de Charlie, et en légitimant la révolte contre ces ex-gauchistes
corrompus devenus héritiers des massacreurs de la Commune !
Quelques
remarques conclusives :
Il fallait pour Badiou laisser passer un
peu de temps après le massacre et surtout après la manif, pour travestir le
sursaut civique et citoyen en dictature de Valls. Certes celui-ci n’aura eu de
cesse de faire oublier son racisme anti-rom et de redorer pour un temps son
blason. Et Hollande tente de façon assez pathétique de récupérer « l’esprit
du 11 janvier » pour se refaire une santé.
Mais il y a eu tout de même 4 millions
de personnes dans la rue, et un rassemblement extrêmement hétérogène mettant de
côté, là aussi pour un temps, les fachos et Dieudonné. Certes comme nous avons
pu le constater il y a eu tout de suite, et heureusement des voix discordantes
puisque nous sommes ici encore en démocratie. Et il est scandaleux bien sûr
que des gamins répétant les conneries de leurs parents ou de leur bande se
soient retrouvés au poste et même en prison.
Mais dire cela n’empêche en aucune manière de
reconnaitre l’élan populaire et civique qui s’est produit et n’a été le fruit
d’aucun parti, d’aucune organisation étatique.
Par contre le fait que s’organise et se
structure une opposition se prétendant de gauche à un tel élan sous prétexte
qu’il n’a pas été unanime suppose plusieurs glissements.
Il fallait pour cela que la figure
essentialisée du « musulman » prenne la place de « l’ouvrier des faubourgs », et que Badiou retrouve ainsi le
prolétariat de plus colonisé chargé d’incarner l’espoir communiste !
Enfin une troisième remarque
d’importance : l’absence ou presque de l’antisémitisme dans un tel théâtre
: certes les assassins sont « en la
circonstance antisémites », et je souligne « en la circonstance ». C’est un point d’impasse nécessaire de ce
texte, car il s’agit de récuser l’antisémitisme meurtrier de ces bandes
fascistes en le laissant dans l’impensé de la question. Soulignons tout de même
l’ambiguïté de l’écriture : on pourrait en effet lire que cette circonstance
est une détermination du crime fasciste, alors que j’y trouve une simple
mention de l’opinion des meurtriers, et que la détermination antisémite des
attentats est revendiquée explicitement par leurs auteurs et par
l’internationale du fascisme islamiste. Enfin
remarquons que ce sera la seule mention de l’antisémitisme dans ce texte.
Or cet antisémitisme meurtrier et ciblé
se déchaine 70 ans après la libération des camps d’extermination, et il fait se
rejoindre une bonne part de ces jeunes qui s’identifient à la figure du
palestinien, rejouant en France le conflit israélo-palestinien, et les fachos
franco-français : l’alliance récente dans un parti néo-nazi de Dieudonné et Soral
rencontre un certain succès sur le net, et surtout répand avec succès les
théories du complot qui s’intriquent fort bien avec le négationnisme de la
Shoah.
Et pendant ce temps les valeurs de la
République issue de la révolution de 1789 et de la déclaration universelle des
droits de l’homme et du citoyen, sont présentées comme celles des Versaillais
et des coloniaux ! Il fallait oser et Badiou l’a fait, ce qui permettra de
légitimer les pires attaques contre la laïcité et les valeurs de la République,
alors que ce sont des universaux qui ne sont l’apanage d’aucun pays. D’où
l’immense onde de choc dans le monde entier en réaction à la barbarie.
Décidément « Socialisme ou barbarie »
reste un dilemme tout à fait actuel, quand bien même il nous reste à retrouver
le sens de ces mots bien bousillés par les staliniens et autres.
C’est tout l’espoir que nous mettons
dans nos « praxis instituantes » sur le terrain au jour le jour,
quand nous mettons en acte une possibilité de prise de parole, d’une parole qui
fasse acte et qui laisse place à l’hétérogène des subjectivités désirantes. Ces
praxis se sont forgées à St Alban dans la lutte contre le nazisme et la
barbarie à l’égard des malades mentaux, des communistes, des homosexuels, des
tziganes, et des juifs. Au crime contre l’humanité certains ont répondu très
concrètement par leur refus du racisme, de tous les racismes et des processus
de ségrégation. Mais aussi par la création de lieux d’accueil de la folie, où
l’enjeu de l’hospitalité se noue avec celui du transfert, et suppose une
attention soutenue à l’émergence des processus instituants.
A nous d’écrire la suite…
Patrick Chemla
* * *
Alain Badiou – Le rouge et le
tricolore
Aujourd’hui, le monde est investi en totalité par la figure
du capitalisme global, soumis à l’oligarchie internationale qui le régente, et
asservi à l’abstraction monétaire comme seule figure reconnue de l’universalité.
Dans ce contexte désespérant s’est montée une sorte de pièce
historique en trompe-l’œil. Sur la trame générale de « l’Occident », patrie du
capitalisme dominant et civilisé, contre « l’islamisme », référent du
terrorisme sanguinaire, apparaissent, d’un côté, des bandes armées meurtrières
ou des individus surarmés, brandissant pour se faire obéir le cadavre de
quelque Dieu ; de l’autre, au nom des droits de l’homme et de la démocratie,
des expéditions militaires internationales sauvages, détruisant des Etats
entiers (Yougoslavie, Irak, Libye, Afghanistan, Soudan, Congo, Mali,
Centrafrique…) et faisant des milliers de victimes, sans parvenir à rien qu’à
négocier avec les bandits les plus corruptibles une paix précaire autour des
puits, des mines, des ressources vivrières et des enclaves où prospèrent les
grandes compagnies.
C'est dans un silence de cathédrale que des chercheurs du
monde entier fixent, depuis maintenant plus de 2 semaines, un écran de
télévision.
C’est une imposture de présenter ces guerres et leurs
retombées criminelles comme la contradiction principale du monde contemporain,
celle qui irait au fond des choses. Les troupes et polices de la « guerre
antiterroriste », les bandes armées qui se réclament d’un islam mortifère et tous
les Etats sans exception appartiennent aujourd’hui au même monde, celui du
capitalisme prédateur.
Diverses identités factices, se considérant chacune comme
supérieure aux autres, se taillent férocement dans ce monde unifié des lambeaux
de domination locale. On a du même monde réel, où les intérêts des agents sont
partout les mêmes, la version libérale de l’Occident, la version autoritaire et
nationaliste de la Chine ou de la Russie de Poutine, la version théocratique
des Emirats, la version fascisante des bandes armées… Les populations sont
partout sommées de défendre unanimement la version que le pouvoir local
soutient.
Il en ira ainsi tant que l’universalisme vrai, la prise en
main du destin de l’humanité par l’humanité elle-même, et donc la nouvelle et
décisive incarnation historico-politique de l’idée communiste, n’aura pas
déployé sa neuve puissance à l’échelle mondiale, annulant au passage
l’asservissement des Etats à l’oligarchie des propriétaires et de leurs
serviteurs, l’abstraction monétaire, et finalement les identités et
contre-identités qui ravagent les esprits et en appellent à la mort.
Identité française : la « République »
Dans cette guerre des identités, la France tente de se
distinguer par un totem de son invention : la « République démocratique et
laïque », ou « le pacte républicain ». Ce totem valorise l’ordre établi
parlementaire français – au moins depuis son acte fondateur, à savoir le
massacre, en 1871, par les Adolphe Thiers, Jules Ferry, Jules Favre et autres
vedettes de la gauche « républicaine », de 20 000 ouvriers dans les rues de
Paris.
Ce « pacte républicain » auquel se sont ralliés tant
d’ex-gauchistes, parmi lesquels Charlie Hebdo, a toujours soupçonné que se
tramaient des choses effrayantes dans les faubourgs, les usines de la
périphérie, les sombres bistrots banlieusards. La République a toujours peuplé
les prisons, sous d’innombrables prétextes, des louches jeunes hommes mal
éduqués qui y vivaient. Elle a aussi, la République, multiplié les massacres et
formes neuves d’esclavage requis par le maintien de l’ordre dans l’empire
colonial. Cet empire sanguinaire avait trouvé sa charte dans les déclarations
du même Jules Ferry – décidément un activiste du pacte républicain –,
lesquelles exaltaient la « mission civilisatrice » de la France.
Or, voyez-vous, un nombre considérables des jeunes qui
peuplent nos banlieues, outre leurs louches activités et leur manque flagrant
d’éducation (étrangement, la fameuse « Ecole républicaine » n’a rien pu,
semble-t-il, en tirer, mais n’arrive pas à se convaincre que c’est de sa faute,
et non de la faute des élèves), ont des parents prolétaires d’origine
africaine, ou sont eux-mêmes venus d’Afrique pour survivre, et, par voie de
conséquence, sont souvent de religion musulmane. A la fois prolétaires et
colonisés, en somme. Deux raisons de s’en méfier et de prendre les concernant
de sérieuses mesures répressives.
Supposons que vous soyez un jeune Noir ou un jeune à
l’allure arabe, ou encore une jeune femme qui a décidé, par sens de la libre
révolte, puisque c’est interdit, de se couvrir les cheveux. Eh bien, vous avez
alors sept ou huit fois plus de chances d’être interpellé dans la rue par notre
police démocratique et très souvent retenu dans un commissariat, que si vous
avez la mine d’un « Français », ce qui veut dire, uniquement, le faciès de
quelqu’un qui n’est probablement ni prolétaire, ni ex-colonisé. Ni musulman.
Charlie Hebdo, en un sens, ne faisait qu’aboyer avec ces
mœurs policières dans le style « amusant » des blagues à connotation sexuelle.
Ce n’est pas non plus très nouveau. Voyez les obscénités de Voltaire à propos
de Jeanne d’Arc : son La Pucelle d’Orléans est tout à fait digne de Charlie
Hebdo. A lui seul, ce poème cochon dirigé contre une héroïne sublimement
chrétienne autorise à dire que les vraies et fortes lumières de la pensée
critique ne sont certes pas illustrées par ce Voltaire de bas étage.
Il éclaire la sagesse de Robespierre quand il condamne tous
ceux qui font des violences antireligieuses le cœur de la Révolution et
n’obtiennent ainsi que désertion populaire et guerre civile. Il nous invite à
considérer que ce qui divise l’opinion démocratique française est d’être, le
sachant ou non, soit du côté constamment progressiste et réellement démocrate
de Rousseau, soit du côté de l’affairiste coquin, du riche spéculateur
sceptique et jouisseur, qui était comme le mauvais génie logé dans ce Voltaire
par ailleurs capable, parfois, d’authentiques combats.
Le crime de type fasciste
Et les trois jeunes Français que la police a rapidement tués
? Je dirais qu’ils ont commis ce qu’il faut appeler un crime de type fasciste.
J’appelle crime de type fasciste un crime qui a trois caractéristiques.
D’abord, il est ciblé, et non pas aveugle, parce que sa
motivation est idéologique, de caractère fascisant, ce qui veut dire
strictement identitaire : nationale, raciale, communautaire, coutumière,
religieuse… En la circonstance, les tueurs sont antisémites. Souvent le crime
fasciste vise des publicistes, des journalistes, des intellectuels ou des
écrivains que les tueurs estiment représentatifs du bord opposé. En la
circonstance, Charlie Hebdo.
Ensuite, il est d’une violence extrême, assumée,
spectaculaire, parce qu’il vise à imposer l’idée d’une détermination froide et
absolue qui, du reste, inclut de façon suicidaire la probabilité de la mort des
meurtriers. C’est l’aspect « viva la muerte ! », l’allure nihiliste, de ces
actions.
Troisièmement, le crime vise, par son énormité, son effet de
surprise, son côté hors norme, à créer un effet de terreur et à alimenter, de
ce fait même, du côté de l’Etat et de l’opinion, des réactions incontrôlées,
entièrement closes sur une contre-identité vengeresse, lesquelles, aux yeux des
criminels et de leurs patrons, vont justifier après coup, par symétrie,
l’attentat sanglant. Et c’est bien ce qui est arrivé. En ce sens, le crime
fasciste a remporté une sorte de victoire.
L’Etat et l’opinion
Dès le début en effet, l’Etat s’est engagé dans une
utilisation démesurée et extrêmement dangereuse du crime fasciste, parce qu’il
l’a inscrit au registre de la guerre mondiale des identités. Au « musulman
fanatique », on a opposé sans vergogne le bon Français démocrate.
La confusion a été à son comble quand on a vu que l’Etat
appelait, de façon parfaitement autoritaire, à venir manifester. C’est tout
juste si Manuel Valls n’envisageait pas d’emprisonner les absents, et si on n’a
pas exhorté les gens, une fois qu’ils auraient manifesté leur obéissance
identitaire sous le drapeau tricolore, soit à se terrer chez eux, soit à
revêtir leur uniforme de réserviste et à partir au son du clairon en Syrie.
C’est ainsi qu’au plus bas de leur popularité, nos
dirigeants ont pu, grâce à trois fascistes dévoyés qui ne pouvaient imaginer un
tel triomphe, défiler devant un million et quelques de personnes, à la fois
terrorisées par les « musulmans » et nourries aux vitamines de la démocratie,
du pacte républicain et de la grandeur superbe de la France.
La liberté d’expression, parlons-en ! Il était pratiquement
impossible, durant tous les premiers jours de cette affaire, d’exprimer sur ce
qui se passait un autre avis que celui qui consiste à s’enchanter de nos
libertés, de notre République, à maudire la corruption de notre identité par
les jeunes prolétaires musulmans et les filles horriblement voilées, et à se
préparer virilement à la guerre contre le terrorisme. On a même entendu le cri
suivant, admirable dans sa liberté expressive : « Nous sommes tous des
policiers. »
Il est naturel en réalité que la loi de notre pays soit
celle de la pensée unique et de la soumission peureuse. La liberté en général,
y compris celle de la pensée, de l’expression, de l’action, de la vie même,
consiste-t-elle aujourd’hui à devenir unanimement des auxiliaires de police
pour la traque de quelques dizaines d’embrigadés fascistes, la délation
universelle des suspects barbus ou voilés, et la suspicion continue concernant
les sombres cités de banlieue, héritières des faubourgs où l’on fit autrefois
un carnage des communards ? Ou bien la tâche centrale de l’émancipation, de la
liberté publique, est-elle bien plutôt d’agir en commun avec le plus possible
de jeunes prolétaires de ces banlieues, le plus possible de jeunes filles,
voilées ou non, cela n’importe pas, dans le cadre d’une politique neuve, qui ne
se réfère à aucune identité (« les prolétaires n’ont pas de patrie ») et
prépare la figure égalitaire d’une humanité s’emparant enfin de son propre
destin ? Une politique qui envisage rationnellement que nos vrais maîtres
impitoyables, les riches régents de notre destin, soient enfin congédiés ?
Il y a eu en France, depuis bien longtemps, deux types de
manifestation : celle sous drapeau rouge, et celles sous drapeau tricolore.
Croyez-moi : y compris pour réduire à rien les petites bandes fascistes
identitaires et meurtrières, qu’elles se réclament des formes sectaires de la
religion musulmane, de l’identité nationale française ou de la supériorité de
l’Occident, ce ne sont pas les tricolores, commandées et utilisées par nos
maîtres, qui sont efficaces. Ce sont les autres, les rouges, qu’il faut faire
revenir.
Alain
Badiou est professeur émérite à l’Ecole normale supérieure. il a récemment
publié Métaphysique du bonheur réel (PUF, 2014). Romancier, dramaturge, il est
aussi un penseur engagé, intervenant régulièrement dans le débat public.
Alain
Badiou (Philosophe, dramaturge et écrivain)
LE MONDE | 27.01.2015 à 09h38 – Mis à jour le 28.01.2015 à
12h55
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