de Marie-Lise Lacas,
paru dans les Cahiers H. Ey, juillet 2014, Les Lettres de la SPF, septembre 2014
Jeune « apprentie »
psychanalyste à la SFP (Société Française de Psychanalyse) dans les années 60,
pour moi Jean Oury faisait déjà partie des « notables », même s’il n’était
pas des instances institutionnelles. Nous nous sommes retrouvés à l’École
Freudienne, dans ce climat d’enthousiasme partagé pour l’enseignement de
Jacques Lacan. Mais Oury, pourtant fidèle à Lacan – et il le demeura – se
démarquait des « groupies », ne portant ni nœud papillon, ni gilet à
fleurs. En « homme tranquille » il poursuivait son chemin, et son
œuvre, la clinique de La Borde, qui devait devenir un lieu de formation et de
travail incontesté pour tous ceux qui s’intéressaient à la psychose et autres
formes de déstructuration psychique – mais pas uniquement… Frère du célèbre
Fernand Oury, élève et ami de Tosquelles, son « truc » à lui c’était
la psychothérapie institutionnelle : La Borde a acquis avec lui une
renommée internationale à l’instar de Palo Alto, du Bürghozli, de l‘école
orthogénique de Bettelheim et autres hauts lieux de la clinique
« psy » des cas impossibles.
Je n’ai pas fréquenté La Borde, ni suivi
ses séminaires à Ste-Anne, mais on se rencontrait souvent dans des congrès, des
réunions professionnelles dont celles de la SPF, au séminaire de Gisela Pankow
dont il était l’ami très proche et très fidèle, et aussi à l’AFPEP/SNPP,
association de psychiatres de ville, très imprégnés de psychanalyse. Des
échanges informels ont, au cours des années, tissé entre nous des liens amicaux
dont le témoignage reste dans la postface de mon livre sur Gisela Pankow, l’un
des derniers, sinon le dernier, texte qu’il a écrit, peu de temps avant sa mort
et alors qu’il était déjà bien fatigué. Dans une recension que j’avais
rédigée pour la revue Psychiatries, à propos d’un de ses livres
écrit avec Marie Depussé, Á quelle heure
passe le train…, j’avais évoqué son
regard – il avait les yeux très bleus - en le comparant à celui du marin, et ça
lui avait beaucoup plu ! Et c’est vrai qu’il avait ce regard de ceux qui
ont voyagé en haute mer et ont beaucoup vu et pensé, bien au-delà des
mesquineries terriennes. Il était un érudit, certes, mais il vaudrait mieux
parler de culture que d’érudition dans son
cas : ses citations invitaient à l’ouverture vers d’autres modes de
pensée plutôt qu’à un nouvel endoctrinement. Même par rapport à Lacan, dont il
exploitait les concepts avec virtuosité, il n’est jamais tombé dans ce travers
catastrophique de figer le mot, la parole, comme on épingle des papillons sur
une planche d’entomologie : il les laissait voleter en poursuivant le
chatoiement de leur polysémie.
Son discours, de fait, n’était pas toujours
facile à suivre, mais était toujours fascinant, comme s’il découvrait lui-même
et faisait découvrir en parlant ce qu’il voulait transmettre de son expérience.
Et ça sonnait juste, terriblement juste. Il n’écrivait pas à l’avance le texte
d’une intervention, ayant parfois seulement quelques notes jetées sur une
feuille de papier. Ses critiques, ses remarques, se teintaient volontiers
d’humour, mais il pouvait aussi se mettre en colère et fustiger sans merci un
contradicteur, comme je l’ai entendu le faire lors de Journées organisées à
Toulouse par l’AFPEP, lorsqu’un participant avait dit que les patients de
Gisela Pankow n’étaient pas de vrais psychotiques ! C’était un bourreau de
travail, en même temps toujours disponible à une demande d’aide ou de soutien.
Et il a formé à son écoute bien particulière de la maladie mentale des
générations de thérapeutes et de « psychistes ». Certains ont bouleversé
leurs services et habitudes hospitalières - des lieux de soin se sont créés sur
le modèle de La Borde -, d’autres ont appris à élargir le cadre de leur
pratique privée trop individualiste, trop fermée sur la singularité d’un
discours. On ne pouvait rester indifférent à cette parole vraie. Ses dernières
années surtout ont été empoisonnées par les tracasseries administratives
engendrées par les règlements technocratiques destructeurs que l’on
connait : La Borde était hors normes… et se devait de le rester. Je ne
suis pas sûre qu’avant lui on ait articulé avec une telle force, une telle
profondeur de réflexion, l’individuel et le social, le soin et la politique. Il
n’a pas hésité à s’engager dans les combats actuels. S’il y a un mot qui ne
pouvait en aucun cas entrer dans sa démarche c’est celui de ségrégation :
les mêmes fils tissent l’individu et le corps social. Et, entre autres de ses
formules, j’aime particulièrement celle-ci : « Qu’est-ce que je fous
là ? » qui exprime tout le doute, toutes les interrogations sans quoi
nulle avancée n’est possible. Paradoxe d’une question qui était sans doute sa
seule certitude. L’homme a disparu, mais
son héritage est là qui ne demande qu’à être entendu et à fructifier. Au-delà
de la douleur du deuil, une présence qui ne saurait s’effacer.
Marie-Lise Lacas
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